Le parcours de Jonathan MILLET est quelque peu atypique dans le paysage du cinéma français, ayant débuté comme réalisateur d'images destinées à alimenter les banques d'images où viendront piocher les agences de presse internationales pour illustrer leurs sujets, il a ensuite réalisé un documentaire absolument poignant et passionnant sur la question des migrants, Ceuta, douce prison (2012). Quand l'envie de passer au cinéma de fiction s'est manifestée, Jonathan MILLET tenait toutefois à ancrer son film dans une réalité méconnue d'une majorité du public, il a même été question d'en refaire un documentaire, mais le sujet implique des personnes qui pour des raisons évidentes tiennent à garder l'anonymat.


Bénéficiant d'un travail de documentation en amont d'une précision sidérante, le film s'inspire de faits réels. En Europe, des groupes clandestins recherchent les tortionnaires du régime syrien venus se réfugier ici pour échapper à la justice. Les fantômes étant le nom de code qu'ils se donnent, or ce terme porte en lui cette idée d'intangibilité, d'impalpabilité tant pour les membres de ces groupes qui doivent agir en secret, presque comme des espions infiltrés, que pour les cibles qui ont pris soin de changer d'identité et de se fondre parmi la population. Il serait tentant d'établir un parallèle avec la traque post seconde guerre mondiale des criminels nazis, mais une différence fondamentale existe, la quête est ici faite en dehors de toute hiérarchie officielle étatique. Aucun état européen ne soutient ou même ne cautionne cette chasse à l'homme qui s'organise dans l'ombre, dès lors la comparaison avec l'image de l'espion prend toute son ampleur, telles des taupes infiltrées à l'insu des pays les accueillants, les membres de ces groupes agissent dans l'ombre et usent de canaux de communication inédits. Des canaux comme les jeux en ligne, dont on sait qu'ils sont moins surveillés par les autorités.


Nous suivons plus particulièrement Hamid, étudiant à l'université de Strasbourg, qui pense avoir repéré et reconnu son tortionnaire, se cachant lui aussi comme étudiant dans la même université, son but sera de confirmer ses doutes en faisant appel à sa mémoire sensorielle et c'est dans cette description et dans la retranscription de cette mémoire sensorielle que le film est une réussite ahurissante.

Les victimes qui ont subi les tortures de ces bourreaux en fuite, n'ont jamais vus leurs tortionnaires, il leur faut donc travailler sur d'autres sens et notamment l'ouïe et l'odorat. Ce sera donc par le biais d'enregistrements des voix que le héros va tenter d'affiner son impression, le film joue sur l'ambiance sonore d'une façon vraiment didactique et nous plonge dans la tête de ce héros, on tremble avec lui, on revit son calvaire et quand pour des raisons techniques il doit se rapprocher de sa cible physiquement, on craint que la cible ne le reconnaisse et que se sentant découvert il ne fuit réduisant à néant tout le travail effectué.


Quand le film décidera de la réalité ou pas du rôle présupposé de l'antagoniste, s'ouvrira une question d'ordre éthique qui pour évidente qu'elle paraisse une fois posée n'en demeure pas moins troublante tant elle échappe à nos intellects occidentaux et je pense que c'est typiquement le genre de question auxquels il est impossible de répondre tant qu'on n'a pas été personnellement confronté aux événements qui conduisent à se la poser. La question de la moralité de la réponse apportée par les protagonistes s'efface donc devant cette lacune et devient abyssale.


Le film est d'une justesse précieuse sur des questions difficiles, jouant avec les attendus du thriller d'espionnage pour nous donner à voir une réalité qu'on a peine à concevoir, il s'en distingue néanmoins car le héros et ses complices ne sont pas des personnes entrainées, ils ne sont issus d'aucune agence gouvernementales, n'ont reçus aucun entraînement, ne bénéficient d'aucuns secours technologiques fournis par une armée etc. Leur quête et leur ambition de justice, fusse t'elle de l'ordre du Talion, se construit à l'instinct et cette amateurisme affleurant concoure à rendre le récit à la fois ambigu et oppressant. On craint pour eux, on rentre en empathie avec des gens dont encore une fois les motivations bouleversent nos morales confortables et c'est d'une puissance remarquable.

Spectateur-Lambda
8

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le 28 juil. 2024

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