C’est une drôle d’histoire que je vous propose aujourd’hui, plus qu’une chronique de film.

Dans « Les Fantômes », qui a fait l’ouverture de #Cannes2024, on suit le ténébreux et mystérieux Hamid (Adam Bessa, un franco-tunisien parfait pour le rôle, au regard magnétique et à la silhouette à la fois juvénile, quand il se ronge les ongles en parlant par skype à sa mère réfugiée dans un camp syrien, et vulcanienne, lorsqu’il est en mission), Syrien et membre d’une organisation secrète en quête des criminels de guerre sous Bachar el-Assad. Hamid est l’un des justiciers d’une cellule de cette organisation, Yaqaza (dont le réalisateur Jonathan Millet a pris connaissance dans un article de Libération), qui traque de-par l’Europe le bourreau qui l’a torturé et tué sa femme et sa fille. S’il n’a pas fait le deuil de ses fantômes, il a survécu aux déserts de Syrie, à l’exil, aux identités multiples, aux emplois précaires jusqu’à Strasbourg où, devenu étudiant, tout bascule.

Comme possédé, il se met à suivre un enseignant. Une rencontre qui ne fait aucun doute, qui peut le fragiliser ou renforcer une détermination qu’il partage avec d’autres membres de la cellule comme cette Berlinoise dont le mari syrien a été tué dans des circonstances douteuses. Ensemble, ils écoutent jusqu’à l’ivresse les témoignages et le calvaire de rescapés qui renforcent leur soif de vindicte.


L’enjeu sur lequel repose ce film, sur fond de faux passeports turcs, entre Strasbourg, Berlin et la Syrie, est de répondre à une question : s’agit-il de faire justice soi-même ou de s’en remettre à la Cour pénale internationale ? Si Jonathan Millet est issu du documentaire, il a opté pour la fiction. « Les Fantômes » est un thriller hypnotique et taiseux. Peu de mots, des dialogues remplacés par des postures, des esquisses labiales, des pupilles à l’affût, des situations minimalistes et éloquentes. On comprend l’intrigue et les intentions des personnages, les liens entre les uns et les autres, au fur et à mesure, comme si on était mis en position d’enquêteur face à des pièces à conviction éparpillées, autant de fragments qui peu à peu s’agrègent et font sens.


Dans la salle de cinéma soudain, je me suis sentie transportée dans une dimension parallèle : ce n’était plus Hamid que je suivais mais… Soghomon Tehlirian, l’un des « vengeurs arméniens ». Un pan d’histoire méconnu, pourtant romanesque et réel, qui fédère les Arméniens de toutes les générations et de toutes les diasporas. C’était comme si je lisais un scénario plutôt qu’en train de visionner un écran de cinéma. 

Intérieur jour. Berlin. Le procès, 3 juin 1921

- L’avocat : « Comment, un criminel ? C’est un grand patriote que nous autres, Arméniens, admirons tous ! »

- L’accusé Tehlirian : « Je reconnais être venu en Allemagne pour venger ma famille et mon peuple, grâce à mon visa de séjour en règle. Je reconnais la préméditation de mon acte. Je le referais s’il le fallait. J’étais prêt à sacrifier ma vie. J’ai rempli ma mission, vous pouvez faire de moi ce que voudrez. Non, je ne suis pas venu étudier la mécanique à Berlin. J’ai pris la décision de tuer Talaat pacha, l’organisateur du génocide des Arméniens et l’exterminateur de ma famille, quand j’ai juré sur la tombe de ma mère. Son passeport turc établi au nom de Ali Salieh bey, homme d’affaires, ne m’a pas fait douter. Je l’ai suivi, je l’ai reconnu, une force intérieure en moi a su, je l’ai suivi sans intention funeste. J’ai loué le domicile en face du sien, qui était au nom du secrétaire de l’ambassade de Turquie en Allemagne et j’ai attendu. Le 15 mars 1921, il m’a suffi d’un seul coup de mon 9 mm pour atteindre ma cible. C’était mon but avant la guerre. Pourquoi dans le dos ? Je n’aurais pas été aussi sûr de la précision de mon tir si je l’avais affronté de face, et un réflexe de défense de sa part aurait risqué de me faire échouer. Talaat pacha a voulu résoudre la question arménienne par le fer et le sang comme c’est écrit sur votre journal là, Le Figaro, et ce ne sont ni mes crises d’épilepsie, ni mes blessures, ni la hantise de ma déportation, ni la vision de mes sœurs et de mon frère massacrés qui pouvaient m’en empêcher. Je reconnais faire partie d’un réseau clandestin qui a pour but d’organiser des attentats prémédités et préparés avec soin, constitué au sein de la Fédération révolutionnaire arménienne, le parti Dachnak. On traque les criminels de guerre et les bourreaux du peuple arménien jusque dans leurs repaires les plus secrets, avant de les exterminer. Si vous voulez oui, c’est du terrorisme, du terrorisme comme moyen politique. Notre organisation revendique ses actions tyrannicides. Oui, je fais partie d’un commando de militants chargés d’exécuter ceux qui ont commandité l’extermination de notre peuple, les membres du triumvirat à la tête du comité Union et Progrès : Talaat, Enver, Djemal pacha. Notre nom de code est Opération Némésis, du nom de la déesse grecque de la Vengeance. Notre organisation est exemplaire : pas de victimes inutiles, des objectifs précis, une réalisation efficace, une traque motivée par le devoir qui anime des jeunes gens comme moi à tuer comme à mourir, parce qu’on veut que justice soit faite pour venger nos familles anéanties et notre peuple martyrisé. On distribue notre châtiment aux individus qui ont été jugés par contumace, reconnus coupables d’assassinats de masse, de « crime contre l’humanité », et qui ont fui lâchement la Turquie vaincue à bord du torpilleur allemand Lorelei. »

- Les jurés de la Cour criminelle de Berlin : « Nous déclarons l’accusé non coupable de meurtre avec préméditation. »

La foule qui a envahi le prétoire se lève et applaudit avec fièvre.


Extérieur jour. Berlin. Sortie du tribunal, 3 juin 1921

Soghomon Tehlirian monte dans la voiture qui l’attend. La foule compacte applaudit et manifeste sa reconnaissance en jetant des fleurs à leur héros.


Extérieur jour. Rue de Rome, 6 décembre 1921

Archavir Chiraguian tue par balles l’ancien chef du premier gouvernement Jeune-Turc, Saïd Halim.


Extérieur jour. Quartier général de Tchéka, Tiflis, 25 juillet 1922

Ardaches Kevorkian, Stepan Dzaghiguian et Bedros Der-Boghossian abattent Djemal pacha, ancien ministre de la Marine, responsable de la guerre et du génocide.


Ce mini-scénario que m’a inspiré « Les Fantômes » de Jonathan Millet est un condensé librement adapté du political thriller de Jacques Derogy « Les vengeurs arméniens », publié chez Fayard dans les années 80. Juif et ancien résistant, Derogy s’est rendu à l’Institut Zoryan de Boston, aux États-Unis pour consulter les archives de la Fédération révolutionnaire arménienne avant d’écrire son livre. Gérard Chaliand, historien et écrivain l’a préfacé : « Sur le plan historique, Némésis est peut-être la chasse à l’homme la plus extraordinaire du siècle. Elle est aussi la moins connue, dans la mesure où ses organisateurs ont obstinément gardé le silence jusqu’à leur mort. » ; « La vengeance ici relatée est un acte de justice élémentaire semblable à l’exécution des hauts dignitaires nazis après la Seconde guerre mondiale. Mieux, il s’agit non de cadres supérieurs d’un régime coupable de génocide mais des dirigeants eux-mêmes qui ne peuvent se retrancher derrière les ordres reçus, puisqu’ils ont eux-mêmes conçu le dessein et ordonné le crime. »


On peut louer l’audace et l’exigence de la productrice morlaisienne dont la vocation s’est révélée à l’école, Pauline Seigland, à la tête de Films Grand Huit comme une grande boucle historique, sociale et sociétale, à reconstituer, pour ne rien oublier de ce qui nous constitue. Plusieurs fois Cesarisée, elle s’empare de sujets qui font d’elle une jeune productrice engagée, justicière et révolutionnaire : la Légion étrangère et la guerre (Disco Boy), les attentats terroristes (Maalbeek), l’amitié masculine (Les mauvais garçons). Que ce soit avec des courts ou des longs métrages, Pauline Seigland semble avoir une préoccupation tenace : nos fantômes à régler à travers la quête de justice et d'égalité, la quête de soi.

Isabelle-K
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