La mysticité du titre ne révèle rien du nouveau film d’Arnaud Desplechin, toujours en proie aux passés et destins de ses personnages. Les fantômes hantent les images et écrits du réalisateur. Deux ans après Trois souvenirs de ma jeunesse, les résurgences fantasmées du passé, créations, destinées écrites, aventures au rythme effréné sont toujours le fond documentaire, ou le terreau d’où sortent ses réalisations.
Tout cela commence par une course dans les couloirs d’une administration, on cherche quelqu’un, un secret, Dédalus de son nom… Toujours le même mystère. Quelques mots répétés, un écho, et une autre réalité se dessine, celle de l’auteur de cette intrigue, le cinéaste rédigeant son scénario. Fidèle à la multiplicité de ses récits, la narration désoriente encore. On nous parle d’une disparue, Carlotta (Marion Cotillard), morte, d’un veuf, artiste, cinéaste, Ismaël (Mathieu Amalric) dont la femme finalement revient, impudemment vivante, et d’une nouvelle compagne, Sylvia (Charlotte Gainsbourg) qui l’accueille naturellement, par amour, par curiosité. C’est malsain et excitant comme la danse de Carlotta sur du Bob Dylan.
Et l’écriture, toujours l’écriture. Et des crises d’inspiration qui nous ramènent à Roubaix, vers l’éternel recommencement, c’est là que le film d’Ismaël est construit, bout à bout, ou plutôt là où on « invente une pile d’assiettes de fiction, qu’on fracasse contre l’écran », comme indique Arnaud Desplechin en parlant de son film. « Et quand toutes les assiettes sont cassées, le film s’achève ». Desplechin nous offre alors l’un des moments les plus fascinants que nous ayons vu depuis le début de cette année : une fantasmagorie de la création si manuelle, si sensible, et si dangereuse, un moment de folie inévitable… Ismaël tend les fils entre tous ses récits, entre toutes les esthétiques, de la réalité à la fiction, et l’on se retrouve au centre de l’histoire des arts et de la création de l’humanité.
Comme ses assiettes qu’il fait éclater, les personnages du film et ses situations arrivent brutalement à nous. Un coup de téléphone et de désespoir reçu en pleine nuit d’insomnie, un taxi et l’on retrouve le vieil homme, Bloom (László Szabó), déboussolé et pleurant devant les photos de sa fille, la petite Carlotta au regard déjà si insolent. Une affection profonde nous pénètre pour ce père perdu à jamais, celle qui unit le cinéaste à son beau-père. Un taxi, un coup de téléphone et en un souffle la vie revient dans les bras de la femme, la nouvelle compagne du cinéaste brisé. En quelques minutes, quelques mots, Arnaud Desplechin nous présente le cœur de ses personnages. Entre intense violence et tendresse profonde, tous les Fantômes d’Ismaël se livrent avec une troublante sincérité.
Tout aussi efficacement, un autre film reprend, le thriller du début, c’est un film d’espionnage, dont le héros, Ivan (Louis Garrel) est muté à l’autre bout du monde. Louis Garrel, éblouissant autant qu’Ivan est gauche, donne parfaitement ses traits à ce jeune homme brillant assoiffé de connaissances, curieux et pourtant si innocent. Aux côtés de tous ces personnages, il est le plus déstabilisant, le plus fascinant.
Entre (ré)apparitions, départs, rencontres, retrouvailles et transes, l’activité créatrice de Desplechin n’a pas l’air de tout repos. A travers Les Fantômes d’Ismaël, c’est toute la mysticité de l’écriture qui transcende le film. Les réalités se confondent, s’influencent, et l’on se demande quels spectres sont les plus réels ? Les personnages de la fiction d’Ismaël, ou cette femme qui danse sur It ain’t me babe de Bob Dylan alors que son mari la déclarée morte dix années auparavant ?
Film d’espionnage, thriller politique, drame humain, histoire d’amour, toutes ses réalités nous enchantent par la vie et la passion qui animent tous ces corps, qui déchirent ces existences et les rendent plus qu’authentiques.
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