D'entrée, le dispositif du film se met en place sous nos yeux. Des actrices vont jouer le rôle de deux sœurs disparues au sein d'une sororité de quatre, tandis qu'une autre interprètera Olfa, leur mère, lors des scènes les plus difficiles. Sur le papier écran, cela parait étrange mais grâce à ces explications de départ, tout devient rapidement clair. C'est la première réussite du film.
Insensiblement, le dispositif s'éloigne des coutures. Olfa est une mère tunisienne qui a perdu ses filles, "victimes du loup" nous dit-on en début, et j'en tairai moi aussi le mystère. Voir ses disparues jouées par des comédiennes la fait sombrer en larmes, une émotion d'abord plus pudique chez ses deux filles, qui apparaissent aussi plus à l'aise, clairement modernes face à la caméra. Jeunes en somme....Oui, elles ont dix-huit et vingt ans, mais ce n'est pas seulement cela.
Olfa va parler de son premier mariage avec leur père, une union décrite comme barbare, où il n'était pas question d'amour, ni avec lui ni dans sa propre famille. Le poids de traditions obscurantistes, dont elle apparait puissamment victime, mais là aussi le film échappe à l'attendu pour nous inscrire dans une réalité éloignée des regards occidentaux, qui est celle de nombreuses femmes et de leurs filles dans ce pays, et au-delà, proposer une plongée en profondeur dans la relation entre cette mère et ses filles.
Car Olfa n'est pas qu'une victime. En écoutant ses filles faire des confidences aux comédiennes interprétant leur sœurs et à la caméra, son visage se fige, et son sourire apparait bientôt comme le masque qu'il est. C'est d'abord un geste d'humeur, sa voix haussant intempestivement le volume comme pour laisser planer une menace, ce que confirme ses filles en lui faisant remarquer qu'elle ne manquerait pas, une fois le film tourné, de leur reprocher les paroles qui ne lui auront pas plut. Elle les a battu tout au long de leur vie. Comme elle l'a été elle-même. Là encore, devant la caméra, au bout d'une déclaration de sa cadette, elle se rue sur elle pour la frapper, ou fait mine de, on en est pas sûr. Puis dans son récit vient cet homme, qui remplace son mari et dont elle tombe amoureuse, aveugle à ses turpitudes, lui qui sort pourtant de prison et reste la journée avec ses filles à la maison. Quand Olfa parle de cet homme, son regard brille encore, et il faut une remarque de la cinéaste pour la faire retomber sur terre. Elle n'a rien vu alors. Le monde tourne beaucoup autour d'elle, il faut dire qu'elle ne se ménage pas pour nourrir leur foyer, confronté à la misère. Mais nous avons aperçu le monstre, et ne verrons plus son sourire du même œil désormais. Comment oses-tu être aussi courageuse ? Demande-t-elle à sa fille, dans ce qui ressemble plus à un reproche pour son manque de modestie qu'à de la curiosité. Mais avoir des filles et les élever seule n'est pas facile, ni bien vu, on le comprend sans que cela soit souligné.
Ce portrait intime esquissé sans fard est contrebalancé par l'amour qui unit ses filles. Souvent enfermées _ et certains beaux plans des quatre filles alanguies sur le canapé résonnent comme un lointain écho au film Mustang de Deniz Gamze Ergüven _ elles passent leur temps en discussions, jeux, chants, d'une imagination débordante, évoquant leurs rêves et plus tard, avec les illusions perdues, des relents plus morbides. Ce n'est finalement pas un hasard que ce soit les plus jeunes qui soient encore là, découvrirons nous, une fois en possession de tous les éléments de l'histoire, et dénoué ses nombreux fils psychologiques. En chemin, nous aurons aussi trouvé une explication limpide au port du voile et son usage en Tunisie, tourné autour de la révolution du printemps arabe et l'éviction de Ben Ali, pour en arriver aux frères musulmans et leurs séides, avec, toujours, la question de la femme et sa représentation.
Passionnant et dense, regorgeant d'informations, divulguées, racontées, avouées et dévoilées, pour une film documentaire, c'est une réussite.