Qu'est-ce qui est intéressant dans les Fils de l'Homme ? Le thème de l'immigration, des réfugiés ? Oui, sans doute. Ce côté SF ultraréaliste ou les murs tagués et les nuages de pollution remplacent les voitures volantes du "Cinquième Elément" ? Certainement. Mais le plus passionnant c'est bien ce qui vient habiller tout cela : la mise en scène, travaillée en plans-séquences extrêmement longs qui soulignent le chaos décrit et amplifient, démesurément, cette action brutale et crasse qui explose à intervalle réguliers. Les Fils de l'Homme, c'est une histoire de plans. De plans qui s'étirent, parfois à l'infini, commençant dans une intimité rassurante pour finir dans un carnage mental ou physique. Tout y est mesuré, calculé, avec un sens du timing qu'il faut qualifier de maniaque, pour allumer et entretenir le feu d'une urgence permanente.

Le film est tout en tension, alignant les scènes sans fin où la peur le dispute à l'excitation, jouissant de son propre rythme comme d'un jokari dont on enverrait la balle très loin. On la voit partir cette balle, l'élastique se tend puis le retour arrive, sec, jusqu'à nous frapper en pleine figure. Ca fait mal bien sûr mais on en redemande. Le plus fou est que le film aurait pu, sans faire appel à cette obsession majestueuse du plan parfait, se hisser au niveau des plus grands films d'anticipation : c'est sale et authenthique, ça pue la crasse et la vérité, ce parti-pris d'un futur figé dans le passé est passionnant. Cuarón mise sur ce décor fantastique, cette espèce d'enfermement dans une nostalgie que nous connaissons en effet déjà ; avec sa caméra tremblante il traque l'horreur d'un système poussé à bout, balance sans gêne ni malséance une vision du futur tragique mais simplement orgasmique dans la manière dont elle est retranscrite à l'écran. Clive Owen est parfait ; l'oeil de la caméra passe à travers le sien, à travers les protections déglinguées d'une vitre de voiture ou de train, indique sans affect ni emphase que tout est sur le point de s'écrouler. Le réalisateur est là mais invisible, il est le journaliste en charge de capturer les derniers jours du monde. Ca fonctionne tellement bien qu'on se demande pourquoi personne n'en a jamais eu l'idée ; de Cloverfield à Rec tous s'échinent à faire vrai alors que la solution est là, dans ce Londres dégueulasse noyé sous une musique eighties et une image qui a l'odeur du pavé mouillé.

Ca aurait pu être « seulement » très bien donc, avec Owen et aussi avec Caine, avec cette ville simplement crade qui dit à elle seule la folie du futur. Ca aurait pu, mais ça va plus loin, beaucoup plus loin, par la grâce absolument délirante de cette mise en scène dopée au plan-séquence. Cinq minutes, dix minutes, vingt minutes, toujours le temps et la structure qu'il faut pour faire monter la pression jusqu'à un point de non-retour où l'on assiste, ébahi, à l'invasion millimétrée et terrifiante d'une horde de figurants qui hurlent, qui surgissent d'un bois ou d'une ruelle, à pied ou à moto, brandissant poing ou pistolet. On se raidit sous cette hargne qui déboule d'un coup, sous l'intensité foudroyante de l'action qui, filmée d'une manière nouvelle, envoie la même décharge d'adrénaline des deux côtés de l'écran. Cuarón modélise précisément chaque scène, organise minutieusement le glissement d'une tranquillité précaire mais crédible jusqu'à l'explosion. Aucun film de divertissement n'aura jamais aussi bien employé ses moyens humains; aucune mise en scène n'aura donné autant de puissance à une armée comme à des hommes seuls. Le déséquilibre des rapports de force est pesant et participe de l'urgence des situations, c'est totalement spectaculaire mais aussi parfaitement réaliste, et la démonstration permanente de cette inégalité héros/reste du monde réussit à avoir la classe, en toutes circonstances ou presque, de ne pas céder aux sirènes de la vantardise ou de l'effet de style inutile. C'est brut de décoffrage et c'est comme ça, on transpire et on se crispe par la seule présence de cette caméra qui ne coupe pas, qui talonne ses héros comme un troisième œil d'une neutralité admirable. La combinaison de l'absence de point de vue et de la caméra sur l'épaule est élégante : la mise en scène sert seule l'action, au spectateur ensuite de se laisser emporter, ce qui arrive, inéluctablement, parce que tout simplement il n'y pas de frime derrière cette fureur.

L'humilité de ces Fils de l'homme est proportionnelle à leur rage de vaincre et de vivre ; l'incroyable tension qui se dégage des meilleures scènes du film renvoie à un plaisir de vision viscéral et primaire. Cuarón accroche et ne lâche plus : il tient d'une main ferme la direction de sa barque, le cap est précis et jamais abandonné. La cohérence du film est une force au même titre que son intensité et son parti-pris de mise en scène. Vient un moment où l'on abandonne l'idée de tout jugement ; où le flux d'adrénaline nous foudroie définitivement pour nous faire perdre le sens commun. On n'a vécu ça dans aucun autre film du genre, c'est à un renouveau auquel on assiste, au prototype déjà presque parfait d'une sorte de journalisme de fiction, d'une manière de filmer l'urgence qui ouvre de nouveaux horizons. Pas de bol, le film n'a pas marché : on n'a plus qu'à espérer qu'il finisse par créer l'illumination chez nos grands producteurs et qu'enfin naisse vraiment cette nouvelle SF ici plus qu'esquissée, que le Tomorrow sorte des brumes pour sauver le genre de sa désuétude.
boulingrin87
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le 7 sept. 2012

Modifiée

le 10 sept. 2012

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Seb C.

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