C’était l’un des événements du dernier festival de Cannes, plus qu’avec n’importe quel autre film tout droit sortit des griffes du régime Iranien. Parce que Mohammad Rassoulof a incarné cet été l’élan d’émancipation et le désir de liberté et de révolte que bon nombre autres réalisateurs ont filmés depuis plusieurs années. Une arrivée triomphante sur la croisette, après avoir quitté illégalement et douloureusement son pays natal tout en finissant de monter le film qu’on voyait déjà décoré de la sainte palme d’or. Vous connaissez cependant l’histoire, malgré des critiques dithyrambiques, le metteur en scène ne se verra qu’auréolé d’un prix spécial du jury, une compensation plus ou moins légère qui a quoiqu’on en pense malgré tout le mauvais goût de résumer ce monstre sur pellicule à un « bravo la gauche ». Quoiqu’il en soit, il serait une erreur de résumer Les Graines du Figuier Sauvage à son discours, bien que sa prémisse puisse approuver un tel préjugé. Il faut dire que Rassoulof ne tente pas de faire dans la dentelle, et le monsieur place son action en plein mouvement « Femme, vie, liberté », qui a secoué la société Iranienne en 2022, et qui trouble le quotidien de la famille d’Iman, tout juste promu juge d’instruction du tribunal révolutionnaire de Téhéran, lui qui cherche à protéger ses filles et sa femme de ce soulèvement anti-régime. Or, ce n’est pas le point de vue de ses filles, petit à petit intéressées puis imbriquées par ces protestations et certains événements de plus en plus insoutenables démontrant l’absurdité et l’injustice du régime quand son père s’enfonce dans la paranoïa au point de prendre des mesures de plus en plus draconiennes autant pour que contre sa famille. Un face-à-ace intense, crescendo, bien loin du simple tract et qui narre l’opposition
Il est nécessaire de connaître le contexte de création d’un tel film, autant pour en apprécier toute sa saveur que pour appréhender toute la puissance de la mise en scène que s’évertuer à créer Rassoulof, parce qu’en connaissance de cause, le film en devient bluffant. Loin de se restreindre aux contraintes d’un tournage clandestin, le réalisateur en joue pour isoler et resserrer ses personnages à sa caméra, et vice-versa. Tout le film créé un parallèle passionnant sur les révoltes iraniennes et le destin de cette famille, la parabole prend le dessus sur un récit bêtement historique, tout en remettant à plat de couture l’essence même des combats sociaux menés à Téhéran, à savoir ces gens, semble-t-ils bien sous tout rapport, avec la figure autant antagoniste que protagoniste ; celle qui a baigné dans cette culture théocratique, et celle qui cherche à s’en émanciper. Le long-métrage en devient tout simplement dément dans la construction de son univers si on peut le dire ainsi, de la manière dont l’étau et certains ultimatums se resserrent inexorablement, mais surtout dans le développement du contexte familial et peu ou prou social ; jusqu’à petit à petit atteindre des sommet dans certains points plus moraux, d’une intensité émotionnelle tout juste bluffants. D’autant que contrairement à ce qu’on pourrait croire, Mohammad Rassoulof ne verse pas dans le bête manichéisme, il prend certes position quand à la teneur politique de son long-métrage, assumant une quasi satire anti-régime, nonobstant, il dresse avant tout un portrait incroyablement juste de chaque personnage, du père sombrant petit à petit dans la paranoïa la plus étouffante, aux filles sortant peu à peu du cocon familial pour tracer leur propre voix, sans compter la mère tiraillée entre ces deux idéaux, il y a une nuance qui est constamment travaillée et qui cherche à avant tout mettre en lumière un système politique qui broie des individus parfois même les plus en phase avec le régime. Dans la narration du film, ce broyage s’effectue donc en plein cœur de cette famille, qui incarne les dissensions de point de vue entre les génération iraniennes, entre ce qu’il faut faire en adéquation ou non avec le régime en place et ce qu’il faut faire selon nos codes moraux, qu’ils aillent dans le sens ou non de la république islamique. L’union familial se casse donc petit à petit pour laisser place à des tensions sourdes, des non-dits mis en lumière par la caméra de Rassoulof, qui s’immisce dans les moindres recoins de cette famille pour en extirper toute la substance ; et ainsi plus qu’en faire son sujet principal, la transformer en point de vue sur ce régime véhément. Par ailleurs, chaque acteur interprète à merveille son personnage et aussi ce qu’il raconte dans le fond, il y a un naturel qui ressort de chaque acteur, chaque ligne de dialogue, qui donne une authenticité supplémentaire au récit, notamment dans son non-manichéisme comme par le biais de scènes de discussion où l’intime de ces situations devient presque trop vrai.
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Surtout, cela permet au réalisateur de densifier son long-métrage, et de transformer sa simple tragédie familiale en parabole quasi historique de la république islamique. Le long-métrage filme avec brio les mécanismes de persécution et de paranoïa qui ont en partie mis le pays à feu et à sang en 2022, et c’est notamment par ce biais que Les graines du figuier sauvage s’émancipe d’une simpliste caractérisation de « film militant et courageux », car c’est avant tout un très grand film de cinéma autant dans la forme que le fond. Par son contexte de production discret, clairement Mohammad Rassoulof doit parfois se restreindre à une mise en scène plus intime, presque discrète diront certains, mais de laquelle le réalisateur réussit à constamment extraire une inventivité parfois démente, et surtout une constante adéquation avec le fond du long-métrage. Chaque péripéties, chaque action ou discussion est millimétrée par la caméra du réalisateur, qui accentue le réalisme ou au contraire une émotion plus romancée au travers de chaque plan, chaque scène. D’un plan séquence fixe sur le capot d’une voiture laissant en hors-champ tout sauf la famille présente à un autre se faufilant dans tout l’appartement et singeant la pression et le stress ressenti par le père venant de perdre son arme de service, même ces passages plus « ambitieux » d’un point de vue techniques sont apportés avec soin et cohérence, et malgré sa longue durée et plusieurs ventres mous, Les graines du figuier sauvage reste constamment passionnant et prenant. Cependant il faut reconnaître que Mohammad Rassoulof ne maîtrise dans son écriture pas toujours l’épure, et déjà que son phénoménal Le diable n’existe pas, souffrait de sérieux problèmes de rythme et de ton entre sa première et sa seconde moitié, son nouveau bijou n’en n’est malheureusement pas dénué, comme noyé par la vague de thèmes, sous-sujets et intrigues que le metteur en scène tente de correctement développer. Or, ce qu’on enlèvera pas à Rassoulof, c’est que comme avec son précédent film, il y a malgré tout une réelle cohérence entre les deux parties de son long-métrage, la manière dont évolue ses thématiques, son ton, d’abord calme avant de petit à petit tomber dans la pure tragédie et l’horreur glaciale, des décors aux situations en passant par l’évolution des personnages, le contexte social et politique mue petit à petit pour faire sortir des attendus et conventions ce genre de récit, afin de l’amener vers quelque chose de plus grandiose, impactant mais toujours pertinent, ce qui met plus que tout en avant l’urgence d’un tel sujet. Jouant sur de la violence notamment psychologique, comme avec son précédent film, le réalisateur joue avec son montage, pour d’une scène à une autre ou d’un acte à l’autre, créer des parallèles, donner une puissance supplémentaire à chaque nouvelle action entrepris par Iman, etc. Qu’importe l’ampleur sur le papier, sur l’écran, Les graines du figuier sauvage t’encastre sur ton siège par la puissance de son fond par le biais d’une forme réfléchie dans sa structure narrative autant que son discours plus politique, et la logique du film, bien que perceptible et peut-être même attendue, n’en ressort que plus dévastatrice au fur et à mesure que les personnages avancent droit vers la catastrophe. Jusqu’au cadre, en format large, très rare pour ce genre de production mais qui donne une ampleur dinguissime à certaines simples scènes de dialogue et évidemment, aux passages les plus intenses des Graines du figuier sauvage, tout est agencé pour faire rentrer l’intime le plus trouble dans le grandiose le plus cinématographique, sans jamais aseptiser le discours, le fond, mais pour au contraire les élever à un rang supérieur rarement atteint dans le cinéma Iranien.
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Les Graines du figuier sauvage s’avère extrêmement brutal par moments, dégageant une atmosphère suffocante, part le contexte social et politique du film, certes, mais aussi par la manière jusqu’au boutiste avec laquelle Rassoulof traite son récit ; mêlant une imagerie quasi mystique et une autre plus crue, toutes deux en adéquation avec l’esthétique satirique mis en avant plus tôt. Satire, car tout d’abord Rassoulof s’amuse je pense un peu avec son sujet, ou du moins, il arrive à en extirper, par le malaise qui s’étoffe au fur et à mesure, une forme de rire jaune qui dépeint d’autant plus la déconnexion du père et de la mère par rapport à la réalité sociale. En atteste par exemple une scène, où les deux parents sont couchés au lit, le père, épuisé par l’horreur de son travail, montré hors-champ, répond sans conviction et nonchalamment à sa femme qui parle des manifestations et leur violence avant de demander sans la moindre transition s’il s’est renseigné sur telle marque de climatiseur (de souvenir). Pour ces deux êtres, ces violences font partie du quotidien, mais ne les atteignant pas, elle se sont aseptisées et à la manière de La zone d’intérêt de Glazer, on constate ici bien à quel point détourner les yeux peut dans des scènes aussi triviales nous faire apparaître comme un monstre aux yeux des autres (ici les spectateurs). Contrairement à Glazer qui cherchait avant tout à créer un malaise constant et une expérience de cinéma, Rassoulof lui cherche bien plus la palette d’émotions, et cette scène est certes terrible dans le fond, mais dans la forme, elle arrive à faire éclater de rire part le décalage terrible mais aussi absurde, qui contraste avec un autre entièrement premier degré duquel ressort une vraie paranoïa. Une absurdité composante de la tyrannie du régime iranien dépeint, mais dont la cruauté et l’arbitraire refait aussi douloureusement surface lors de scènes tout aussi anodines en apparence mais extrêmement impactantes au long terme. En témoigne par exemple le tout premier plan du film, qui a le goût de donner le ton, incarnant la promotion du père par un échange d’arme, et l’extraction préalable des balles, en plein devant la caméra. C’est donc la violence, qui passe de main en main, dans un anonymat, une limpidité et une déshumanisation déjà viscérale qui ouvre le film ; et cette déshumanisation justement, elle va passer par le hors-champ quand il s’agira de parler du gros du travail des juges d’instruction. Si Rassoulof a pu avoir accès à des vidéos des protestations pour construire son récit, on imagine facilement que celles de ces « procès » étaient plus délicates à dénicher, cependant, ça lui permet d’abord de poser son point de vue plus intensément sur les filles de la famille et leurs combats, mais surtout d’encore plus montrer la déshumanisation vécue par les juges d’instruction, devant littéralement à touche pipi décider de la vie et la mort de milliers de personnes, chaque jour, dans une administration de la justice qui rappelle presque l’industrialisation de la mort de la shoah filmée par Glazer. Seuls quelques prisonniers, aveuglés par un masque, dans des habits délavés laissent un aperçu du broyage effectué par le régime Iranien, au sein de ces couloirs fades, habillés de quelques figures en carton au sourire colgate soulignant plus que jamais le décalage de plus en plus malaisant du personnage avec la réalité ; personnage face à une situation de promotion décrit comme un rêve long de plus de 20 ans. La réalisation permet dès lors de ressentir ce décalage, par le choix de ne montrer que ce que j’ai pu décrire tout en accentuant le terne de l’endroit par un éclairage grisâtre presque menaçant habillant des scènes de discussion entre « collègues » où la paranoïa et le stress d’Iman s’installe et se développe petit à petit, sans trop en faire. Par ce processus de pression ressenti par le spectateur, où le jusqu’alors bourreau semble devenir la plus fragile des proies, de la même manière qu’avec le plan d’introduction, Iman lègue cette violence à sa famille part ses mesures de « protection » de plus en plus étouffantes et menaçantes quand à l’intégrité de sa famille. De ces constats, Mohammad Rassoulof tire du très, très grand cinéma, du cinéma qui tend, qui met à bout de nerfs, qui incarne l’enfer subit par tous les habitants d’Iran, la pression permanente, sourde et insidieuse d’un régime qui tue à petit feu en déshumanisant son peuple ou en tordant les plus fidèles en monstres ordinaire.
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Nonobstant ce n’est pas pour autant que le réalisateur s’en tient à cette esthétique du hors-champ, et si Les Graines du Figuier Sauvage est à ce point un film « coup de poing », c’est aussi avant tout car il filme la violence des récentes répressions avec une intensité parfois à la limite de l’insoutenable, mêlant les actes les plus crues à une mise en scène parfois quasi mystique, comme un contrepoids aux dévastatrices idéologies religieuses du régime. Exemple notamment avec une scène de chirurgie filmée plein cadre, où l’on retire un à un les débris d’un corps étranger logés dans la joue d’un personnage. La scène est littéralement chirurgicale, longue et sans la moindre coupure ou censure. Rassoulof filme avec maestria (si le mot est juste) la souffrance de la victime mais aussi les conséquences de la violence du régime Iranien, dans une longueur jusqu’au boutiste qui nous permet de bien prendre conscience et de ressentir dans son entièreté l’ampleur des dégâts infligés arbitrairement à ceux et surtout celles là au mauvais endroit au mauvais moment. Comme une marque, une infection qui compromet la personne aux autorités vers un destin, inconnu par la caméra mais bien ressenti par le public. Par ailleurs si Rassoulof ne filme jamais les exécutions commises par les juges d’instruction, il montre à plusieurs reprises des vidéos, cette fois-ci bien réelles, plus ou moins violentes des répressions commises par les autorités compétentes d’Iran, faisant avancer le point de vue des jeunes filles sur leur émancipation et ses conséquences au sein de la république islamique, mais surtout, afin d’ancrer en terme de mise en scène d’avantage le film et même certains événements de cette fiction, dans le réel. Pour autant, Rassoulof ne cherche pas juste à imposer ces images d’horreur pour émouvoir le jeune et faible (occidental de préférence), il intercale ces passages pour matérialiser la paranoïa des parents comme les possibles conséquences des agissements des filles ; créant une quasi mise en abîme de ces événements, tout en catalysant un enjeu colossal digne de certaines grandes tragédies. Pas une coïncidence, car c’est aussi de ce côté que le film se tourne, accentuant, d’une manière presque ironique vu le régime théocratique visé, ces scènes de violence, d’horreur et de paranoïa via l’inclusion d’une imagerie voire de sonorités presque mystiques, autant par rapport à notre imaginaire collectif que dans le contexte social filmé, l’Iran, pays musulman assimilé à l’Islam. Dès le début l’esthétique froide des Graines du figuier sauvage est rattrapée par des scènes de prière d’une beauté plastique hallucinante, magnifiant une pratique religieuse devenant à la fois échappatoire à la morosité citadine mais aussi intrinsèquement moteur des différentes actions contre la liberté du peuple Iranien. Même la dernière image fait référence peut ou prou à cette imagerie, et dans la logique d’immerger le spectateur dans la paranoïa, la peur et le point de vue des personnages filmés, cela n’atténue en rien la violence du propos ou de la scène, cela ne fait que mettre en exergue le point de vue du réalisateur sur l’emprise théocratique du régime, qui est cependant détournée ici pour mettre en exergue tout le tragique réel d’une telle situation. Ainsi, cette scène de chirurgie citée plus haut ne met pas en scène une victime mais une martyre, la parabole du régime iranien est complètement justifiée en terme d’ampleur quasi Shakespearienne et l’évolution des personnages, en particulier de la mère, suit l’espoir de Rassoulof, de voir le pays qu’il aime tant retrouver le chemin de l’amour et non de la persécution. En somme Mohammad Rassoulof, performe avec sa mise en scène d’un geste ample, d’une intelligence et profondeur formelle, mais surtout d’une intensité rare qui rend à la fois hommage aux persécutés, tout en magnifiant leurs combats et leurs obstacles.
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Les Graines du Figuier Sauvage n’est pas parfait en terme de rythme, et semble parfois se noyer dans sa multitude de thèmes et de situations, mais le geste de Mohammad Rassoulof n’en reste pas moins un de très grand cinéma, qui utilise ses contraintes et une Histoire douloureuse pour créer une œuvre habitée, qui réapproprie ces éléments dans puissance inouïe qui fait passer par milles émotions et qui te laisse abattu à l’entame du générique pour encore 2 semaines, 2 mois et peut-être des années. Une œuvre majeure par son dispositif de cinéma exceptionnel (dans tous les sens du terme), sa maîtrise constante de la caméra dans le fond comme la forme et surtout par sa virulence jusqu’au boutiste qui ne lâche pas ses personnages autant que ses spectateurs, plongeant petit à petit dans un enfer bien réel par le biais de procédés fictives parfaitement agencés.
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Autrement, une PLS puissante, provocante, impressionnante, hallucinante et bouleversante, en attendant Coralie Fargeat, ma Palme d’or de cette année.