Plus le cinéma avance dans son évocation de l'Histoire, plus l'évocation frontale de celle-ci devient superflue : à une ère où chaque évènement est exhibé, filmé, où chacun s’improvise cinéaste pour capter dans l’instant ce qui fera plus tard oeuvre d’archive, montrer les évènements sur grand écran n’ajoute plus rien. La nouvelle tendance du cinéma est donc de montrer en contournant : à l’ère du tout filmé (surtout public), le cinéma commence à choisir de traiter le politique par le personnel, de montrer comment l’Histoire infecte la sphère privée, de la raconter telle que vue par des gens qui ne perçoivent pas (ou font mine de ne pas percevoir) le mouvement général quand celui-ci est à leur porte. C’était le cas de La Zone d’Intérêt il y a deux ans, et donc, l’année dernière, de ces Graines du figuier sauvage.

Chose intéressante, d’ailleurs, le film de Mohammad Rasoulof semble commencer là où finit celui de Jonathan Glazer : un homme, Iman, marche dans un couloir à demi-plongé dans la pénombre, décoré par des effigies du régime. Il vient de signer un contrat qui le propulse à un rang supérieur dans la hiérarchie juridique de la République islamique et offre une formidable promotion sociale à lui et à sa famille. Changement de statut qui peut tout autant signifier un avenir radieux qu’annoncer son déclin prochain. Car la révolte gronde déjà.


C’est en ceci que le film va présenter un premier intérêt : l’assassinat de Masha Animi (et la révolte nationale qui va en découler), n’est d’abord pas représenté du point de vue de la jeune génération, incarnée par les deux filles d’Iman (ces dernières sont acquises au mouvement dès le départ) ; c’est celui de leurs parents qui va être mis en avant. Un père et une mère sur la brèche : d’un côté musulmans pratiquants et occupant un poste important dans le système, de l’autre monsieur et madame tout le monde ne saisissant pas tout de suite l’ampleur des évènements, ils reproduisent l’ordre établi autant par conviction (« La société change, mais pas Dieu » dira Iman à ses filles) que par volonté de ne pas avoir d’ennuis (le côté secret du métier d’Iman les exposant à des représailles diverses). A la fois psychologiquement indécis et socialement incapables de bouger, ils sont autant les gardiens du système que sa majorité silencieuse soucieuse de ne pas briser son confort. Mais ils incarnent aussi l’aveuglement parental dans ce qu’il a de plus classique, cherchant à protéger leurs filles de la révolte qui gronde sans s’apercevoir qu’elles y participent déjà, comme les adultes qu’elles deviennent. Là aussi, le film va s’avérer intéressant en reproduisant cet aveuglement. Il ne montre pas, ou à peine, se contentant de cris hors-champ ou du passage, en arrière-plan, de prisonniers dans les couloirs de l’administration où travaille Iman ; ce long couloir, toujours le même, à demi-plongé dans la pénombre et dans lequel des prisonniers passent sans qu’on les regarde, évoque lui aussi le corridor final de La Zone d’intérêt, dont il partage la fonction bureaucratique et l’aveuglement des employés sur les décisions qui s’y prennent. 

Mais plus que de ne pas voir, les personnages se cadastrent, ce qui est représenté dans le film par leur enfermement quasi-permanent : confinés dans un appartement (nimbé d’une lumière rose qui achève de le faire ressembler à ce qu’il est : un gynécée où les femmes attendent le patriarche), des bureaux étroits (jusqu’à cette porte-fenêtre à barreaux derrière laquelle deux hommes s’entassent pour fumer) ou encore un habitacle de voiture, ils n’ont de contact avec l’extérieur que via la télé, Internet ou des cris dans la rue. Le cinéaste a l’intelligence, sur ce point, de ne pas empiéter sur le terrain de la réalité pour montrer le coeur de la révolution (ce dernier étant représenté par de véritables images d’archives). Mais le film va davantage s’axer sur la manière dont, petit à petit, le politique pénètre le privé, malgré l’acharnement de ses personnages à le maintenir hors de la maison. Le message est clair : les femmes, trop longtemps retenues dans la sphère domestique et mises à l’écart des décisions de la cité, vont se faire actrices de la vie publique et de l’Histoire, qu’on le veuille ou non. 


Cela commence par de petits gestes, de petits objets du quotidien : les balles que l’on enlève du visage d’une étudiante éborgnée font écho à celles qu’Iman conserve dans son revolver de service (qui lui sera retiré par sa fille en « punition »). L’évier dans lequel la mère jette ensuite les balles ensanglantées est celui où Iman fait ses ablutions tous les soirs. Les institutions, malgré leur piété, se retrouvent ainsi définitivement souillées par le mal qu’elle commettent. Plus tard, aussi, ce sera la paranoïa d’Iman au volant de sa voiture, qui voit à ses côtés des conductrices non-voilées ou l’hyme Barayêh s’échapper d’un habitacle dans un parking. Cela se mue aussi en des actes plus graves, que l’on tente de faire passer pour « anodins » : des interrogatoires dans une maison amie. « C’est dommage qu’on ne nous forme pas à interroger les membres de notre famille », regrette l’un des collègues d’Iman. Ce sera sans doute la phrase qui fera basculer cet homme jusque-là indécis, potentiellement sensible au sort des prisonniers du régime (il confie à sa femme son émotion d’avoir jugé un adolescent), et achèvera de le convaincre que tout le monde est potentiellement un ennemi. 


Ce sont ces petits détails, ces minuscules "graines" d'écriture qui font s’amorcer, petit à petit, les germes d’une révolte intime chez les femmes de la maison (et inversement, d’une montée de panique du patriarche qui campe sur ses positions). La disparition du revolver va amener à une suspicion généralisée, faisant progressivement basculer le récit du drame social au western et au thriller (voir au film d’horreur). C’est là que le film (et ceux qui le peuplent) commencent à s’ouvrir au dehors, mais par à-coups : on ne reste jamais loin de la voiture ou de la maison, qui prend alors toute se dimension de prison dans une sorte de remake politique de Shinning. La scène finale de course-poursuite finale dans un village troglodyte labyrinthique illustre parfaitement cette hésitation des femmes entre ramper dans l’ombre pour sa sécurité, ou se montrer en plein jour et risquer de le payer de sa vie. 


Face à cet aveuglement volontaire, qui ne peut tenir longtemps, Rasoulof oppose évidemment le choix de voir. Mais pas de n’importe quelle façon : tous les personnages, à un moment ou un autre du récit, utilisent la vidéo. Pour Iman, ce sera les enregistrements d’interrogatoire. Pour ses filles, ce seront d’abord des vidéos filmées par d’autres qu’elles recevront via leur portable, puis pour Sana, la cadette, ce sera la ré-utilisation de vidéos de famille pour attirer son père dans un piège. Dans les deux cas, des vidéos privées à usage politique. Un moyen de combattre la République islamique sur son propre terrain, et avec les mêmes armes. Cet emploi de films de famille s’ajoutant aux images volées de la révolution pour contrer les vidéos d’interrogatoire montre quelle sera le principal moyen de victoire des femmes iraniennes : des images en mouvement. 

DanyB
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le 17 févr. 2025

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Dany Selwyn

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