Il y a deux films auxquels on se surprend quelque peu à songer face aux « Graines du figuier sauvage ». Tout d’abord son prédécesseur dans la filmographie de Mohammad Rasoulof, « Le Diable n’existe pas » (2020), film à sketchs dont le premier chapitre évoquait la vie quotidienne d’un bourreau d’une prison téhéranaise, en ne révélant la profession du protagoniste que lors de l’ultime plan. Ici, Rasoulof nous plonge dans un quasi huis-clos suivant une famille dont le patriarche, Iman, vient d’être promu juge d’instruction, ce qui signifie qu’il est désormais chargé d’approuver les condamnations à mort. Aussi, il prend son poste au moment où commencent les manifestations consécutives à la mort de Masha Amini, en septembre 2022 — des manifestations qui secourront le pays pendant plus d’un an, avec un bilan opaque de plus de cinq-cents morts. Ancré dans un contexte politique précis, « Les Graines du figuier sauvage » va jusqu’à faire défiler d’authentiques images — des « réels » — de ces manifestations, tournées au smartphone et devenues virales du fait de leur extrême violence — tabassages, intimidations, enlèvements de manifestants. Alors que cette période de troubles ne fait que commencer, Iman se rend compte que son arme de service a disparue ; il se met à soupçonner ses filles de lui avoir volé.
D’emblée, le personnage d’Iman est cerné. Par la fatigue, visiblement. Mais aussi, plus subtilement, par le système auquel il fait corps. Un plan introductif le montre marchant dans un couloir décoré de part et d’autre de silhouettes cartonnées représentant les principaux acteurs du régime iranien — parmi lesquels notre regard occidental ne reconnaitra que Qassem Soleimani. À ce plan suit une coupe franche montrant Iman sur une autoroute elle-même cernée de murs anti-bruit, présentant d’emblée Iman comme un homme, voire une silhouette sourde à tout ce qui pourrait paraitre incommode à la République Islamique, le seul monde qu’il connait. Et ce qui frappe d’emblée, c’est la photographie, terne, et l’étalonnage, axé sur le gris. Cela pourrait donner au film une austère allure de pierre tombale, mais cela révèle surtout une société dans l’impasse, prise en étau entre un peuple épris de liberté et un système politique hyper-autoritaire. Un conflit que l’on va justement retrouver dans cette famille : Iman et sa femme qui regardent les manifestations à la télé, et leurs deux filles qui regardent sur leurs smartphones l’étalage des violences policières.
En sondant cette famille où les générations ne s’entendent plus, et tandis que dans les rues s’installe le chaos, Rasoulof tire les ficelles d’un drame habile archipelisant les aspirations d’une société moribonde. « Les Graines du figuier sauvage » n’est pas seulement un film à charge contre le régime théocratique, c’est également une fresque lui retournant une opposition inédite (le cinéaste se verra d’ailleurs condamné à huit ans de prison en Mai 2024), faisant les cent pas sur un seuil de métaphores annonçant toutes la fin (en tout cas le désir de fin) imminente de la République Islamique. Exploitant frontalement les traits du fusil de Tchékhov, le cinéaste s’avère plus subtile dans sa mise en scène que dans son scénario, amenant une parabole explicite de la façon dont l’autoritarisme patriarcal maintien coute que coute sa domination, y compris au sein de la cellule familiale. Nous disions en l’introduction de ce texte que « Les Graines du figuier sauvage » laissait songer à deux films, et le deuxième en question, il est plus que temps de le citer : « Shining » (1980). Dans son chapitre final, virant quasiment au film de genre, où le père emmène ses filles dans une maison de campagne où il va (tenter de) les mettre au cachot, se joue une implacable partie de cache-cache dans les ruines d’un village perse entrant en résonnance avec la course-poursuite dans le labyrinthe du film de Kubrick. Ainsi, à l’image de la famille et des tourments qu’il dépeint, « Les Graines du figuier sauvage » s’abreuve d’un caractère hybride sur lequel il construit l’une de ses principales forces, appuyant sur les oppositions, les confrontations : l’intérieur mis face à l’extérieur ; la télévision mensongère et consensuelle mise face à la choquante véracité des images issues des réseaux sociaux ; une mère et deux sœurs soudées par les liens du sang mise face à la furie d’un patriarcat systémique ; les images d’archive des vacances d’une famille, mise face aux vidéos virales montrant les atrocités commises par la police iranienne… De même, le format d’une fresque pour un film traitant d’événements qui faisaient encore la une des journaux il y a à peine plus d’un an, fruit d’un tournage en catimini.
Cette rapidité, ce feu et cette action, on la ressent, cependant, à travers la sensation d’un récit certes exigeant, mais également rigide, ne cessant de travailler son muscle politique, mais prenant trop de distance avec ses sujets, que l’on trouve parfois réduis à servir le regard de Rasoulof sur l’actualité iranienne. Autrement dit, « Les Graines du figuier sauvage » emploi ses personnages, mais peine à leur donner quelque chose de plus consistant qu’une fonction représentative, sous le prisme de la théocratie chapotant ce drame en embuscade, à l’image, encore une fois, de ce labyrinthe final que n’auraient reniés ni Thésée, ni le Minotaure.
Chaque membre de cette famille se veut ainsi représenter une part de la société iranienne, mais si le sujet est louable, cela éveille cependant un risque, considérable : donner au récit l’allure programmatique d’un exposé, et de pair dicter au spectateur un regard sans nuance. En faisant fi du manichéisme — Iman reste très calme, parfois même d’une étonnante douceur face à sa famille qui le trahit — Rasoulof revendique cependant un volontarisme n’allant pas forcément de pair avec son message saupoudré d’allégories, donnant lieu à un film impressionnant et engagé, mais visiblement ordonné par une éthique personnelle lui donnant une allure schématique. Le flottement moral, lui, ne vient que par goutte à goutte, mais déborde, inéluctablement, lors de ce plan final au simplisme presque innocent, mais produisant paradoxalement une édifiante sensation d’effroi : une main morte dressée vers la lumière, un flingue à ses cotés, opposée à une autre faisant le signe du mouvement Femme, Vie, Liberté, comme une fleur du mal.