Quel film, mais quel film !
Comment évoquer cette profondeur, ce courage, cette autopsie de l'état d'un gouvernement aux abois dont la jeunesse, féminine surtout se soulève sous le regard inquiet des vieux mollahs arriérés qui interprètent à leur sauce les textes religieux et appliquent ces interprétations de la façon la plus violente qui soit ? Ce pouvoir interpelle, bat, tue même cette jeunesse qui scande dans la rue «À bas la théocratie ! À bas le dictateur ! Femme, vie, liberté !». C'est l'assassinat de Mahsa Amini par la police en septembre 2022 pour «port de vêtement inapproprié»... qui a donné à la jeunesse l'impulsion, le courage de sortir dans la rue. Au risque de leur vie parfois.
Mais le film de Mohammad Rasoulof n'est pas « que » politique. C'est également le film d'un authentique cinéaste. L'image est belle, soignée, cadrée. Le scenario est en béton et même si la métaphore n'est jamais loin en faisant de ce huis clos familial (dans la première partie) le symbole du bouillonnement de tout le pays, il reste néanmoins un vrai film de cinéma avec un basculement vers un véritable thriller incluant une course poursuite en voiture, une autre à pied dans un labyrinthe, une séquestration, des interrogatoires. Et tout cela filmé dans la plus parfaite clandestinité puisque le réalisateur dont la seule faute est de faire du cinéma, est régulièrement emprisonné et qu'il vit comme certains de ses acteurs en exil en Allemagne pour échapper au système !
Mais de quoi s'agit-il ?
Dans une famille bourgeoise et aimante de Téhéran composée du père Iman, de la mère et de deux filles, l'une étudiante Rezvan, l'autre encore lycéenne Sana, le père vient d'être nommé enquêteur (juge d'instruction chez nous). C'est la promesse de l'obtention d'un logement de fonction plus grand où les filles auront chacune une chambre mais aussi comme s'enorgueillit la mère, la dernière marche avant d'intégrer le Tribunal de l'Etat. Ce qui n'est pas forcément un cadeau car en accédant à cette fonction, il est remis à Iman un pistolet non pour qu'il s'en serve dans l'exercice de ses fonctions mais pour se défendre et défendre sa famille contre ceux qui le reconnaîtraient. En effet Iman comprend vite que son travail consiste avant tout à signer des centaines de condamnations par jour, parfois à mort, sans même avoir pu prendre connaissance du dossier de «l'accusé». Son sens moral en prend un coup mais il est soutenu inconditionnellement par sa femme qui le console, le cajole et le chouchoute comme un bébé. Elle l'aide à se raser, s'habiller, lui apporte à boire, son déjeuner sur un plateau et le borde. Elle n'est qu'amour et fierté pour cet homme doux.
Pendant ce temps dans la chambre voisine, les deux filles regardent les vidéos qui tournent en boucle sur les réseaux sociaux des horreurs abominables commises dans la rue pour réprimer les manifestations. Le réalisateur intègre ainsi facilement ces vidéos réelles à l'intrigue. La blessure grave et certainement invalidante à vie de l'une de leurs amies qui a juste eu le tort d'être au mauvais endroit au mauvais moment ne fait qu'amplifier le sentiment d'injustice que ressentent Rezvan et Sana face à ce qui se passe dans la rue.
Parallèlement à l'agitation qui enfle à l'extérieur de l'appartement, le pistolet d'Iman disparaît. Nous n'en sommes qu'à la moitié et le film se transforme alors en un thriller implacable. Car la perte de cet objet peut valoir à Iman jusqu'à trois ans de prison mais surtout et pire que l'emprisonnement, la disgrâce totale. L'enquête du père et de la mère pour le retrouver, les doutes qu'ils émettent vis-à-vis de leurs filles, surtout de l'aînée, donnent lieu à des scènes incroyables dont l'apothéose éclate dans une involontaire partie de cache cache dans une sorte de village fantôme troglodyte au cours de laquelle le souffle du spectateur est aussi haletant que celui des personnages. La découverte du "coupable" est une totale surprise. Mes soupçons s'étaient portés sur un autre personnage.
Le film est de toute façon une succession de scènes fortes qui donnent à ce film une puissance rare : l'extraction (éprouvante) de billes de chevrotine dans le visage d'une jeune fille, un repas de famille où chacun tente d'exprimer sa pensée avec une clarté exceptionnelle, un interrogatoire les yeux bandés, une bague qui apparaît légèrement floutée, une poursuite en voiture terrifiante, une séquestration, la mise en scène d'une tentative d'électrochoc moral ou sentimental avec des hauts parleurs et une cassette audio, et ce final étourdissant...
Comme cette famille qui se délite peu à peu et dont le père complice du système sombre peu à peu dans la paranoïa, la mère qui semble un temps tentée par le radicalisme religieux, jusqu'à un final étourdissant de maîtrise et de tension, à mesure que les filles s'opposent sans jamais hausser le ton et ne cessent de quémander qu'on les croit, le gouvernement (espérons-le) vacille. Face à cela, il y a ce film remarquable, formidablement interprété par son quatuor d'acteurs, d'un réalisateur qui nous montre des filles qui refusent de ressembler à des hirondelles, qui brûlent leurs foulards, objets de toute la réprobation haineuse et abominable, des filles qui laissent échapper leurs cheveux. Des filles debout !
Puissant, exceptionnel, indispensable.
P.S. : En Compétition au Festival de Cannes 2024, le film a reçu le Prix spécial du Jury, ainsi que le le Prix du jury œcuménique. Que la Palme d'Or ait pu lui échapper est un mystère.