On retrouve ici la maîtrise formelle de Béla Tarr : les longs plans-séquences, une photographie soignée en noir et blanc et une mise en scène créant une atmosphère oppressante. Mais laissons les aspects formels de côté pour analyser le fond du propos (c'est chouette même si ça reste un film et qu'il ne faut pas s'attendre à la profondeur et à la rigueur d'un traité de philosophie analytique).
La scène d'ouverture présente János comme un personnage naïf qui conçoit l'Univers comme un ordre cosmique au sein duquel chaque élément aurait une place, une fonction et une raison d'être.
« Dans l’Antiquité, la pensée téléologique était plus courante qu’elle ne l’est aujourd’hui. Platon et Aristote pensaient que si les flammes s’élèvent, c’est qu’elles [obéissent à un but qui est de tendre] […] vers le ciel, leur lieu naturel, tandis que les pierres tombent parce qu’elles veulent rejoindre la terre, à laquelle elles appartiennent. On pensait alors que la nature était pourvue d’un ordre chargé de sens. Pour comprendre la nature, et la place qu’on y occupe, il fallait donc saisir sa finalité, sa signification essentielle.
Avec l’avènement de la science moderne, la nature a cessé d’être perçue de la sorte. On en est venu à la comprendre en termes mécaniques, comme étant gouvernée par les lois de la physique. On considère désormais que c’était un signe de naïveté ou d’anthropomorphisme que d’expliquer les phénomènes naturels en se référant à des finalités, des significations et des buts. En dépit de ce déplacement, la tentation d’envisager le monde comme un ordre téléologique [dirigé vers des buts], un tout doué d’un sens, n’a pas totalement disparu. Elle persiste, en particulier chez les enfants [qui pensent par exemple que les arbres existent pour produire de l'oxygène et qu'on a des yeux pour voir], auxquels on doit justement apprendre à ne pas voir le monde de cette façon » Michel Sandel, Justice.
Cependant, la présence étrange d'une baleine, symbole de l'absurde, introduit une perturbation dans la petite ville hongroise en période post-communiste : le monde et les choses qui le composent apparaissent comme étant dépourvues de justification, échappent à toute tentative de compréhension par rapport à des fins, sont en décalage par rapport aux attentes humaines.
A ce propos, on peut lire cette analyse sur l'absurde, thème que l'on retrouve dans beaucoup d’œuvres cinématographiques :
https://www.senscritique.com/film/la_femme_des_sables/critique/299945082
De cette prise de conscience du chaos cosmique émerge le chaos social. La baleine suscite en effet chez la plupart des habitants une fascination mêlée de peur qui mène progressivement à des actions de destruction sans but apparent et à l'anomie. La baleine est accompagnée d'un prince symbolisant le danger de la tyrannie dans les périodes de crise caractérisées par la perte de repères.
L'ordre cosmique (dans les représentations) et l'ordre social ne sont pas indépendants : les tentatives humaines de créer et de maintenir un ordre social reposent souvent sur des croyances partagées en un ordre cosmique plus vaste. Dans ces circonstances, si les fondements cosmologiques sur lesquels l'ordre social repose sont remis en question, il est susceptible de s'effondrer. Mais Tarr ne suggère pas pour autant que l'illusion d'un fondement transcendant est nécessaire à la cohésion sociale et aux institutions. Il semble plutôt préoccupé par l'impossibilité de saisir et d'accepter le chaos inhérent au monde et il souligne le fait que toute tentative d'imposer un ordre pour supprimer, maîtriser ou masquer ce chaos est précaire et éphémère : malgré notre persévérance, la réalité déborde de nos catégories et ne se soumet pas à nos exigences.
L'opposition entre l'ordre et le chaos est introduite au départ avec une métaphore musicale par l'oncle de János, un vieil homme occupé à accorder un piano pour retrouver les harmoniques naturelles (relations entre les notes basées sur les lois physiques des vibrations et des fréquences physiques) qui ont été brisées par l'invention de Werckmeister, marquant les prémisses du système artificiel du tempérament égal permettant de jouer dans toutes les tonalités au prix d'une légère déformation des notes. Pour en savoir plus sur la manière dont fonctionne la musique, voir cette excellente vidéo :
https://www.youtube.com/watch?v=cTYvCpLRwao&t=1240s
Cela peut se comprendre comme une double métaphore liée au besoin humain d'ordre, c'est-à-dire de sens et de prévisibilité. D'abord, celle des tentatives humaines d'imposer un ordre cosmique significatif sur un univers dépourvu de sens. Ensuite, celle des tentatives humaines d'imposer un ordre social sur des relations interindividuelles marquées par des antagonismes et donc spontanément conflictuelles. Les intérêts humains ne sont en effet pas naturellement harmonisés : les institutions sont une tentative, certes imparfaite, de concilier et d'accorder artificiellement les intérêts humains. « Les fourmis ou les abeilles agissent, semble-t-il, par impulsion lorsqu’elles font ce qui est bon pour la fourmilière ou l’essaim […]. Les êtres humains n‘ont pas cette même chance. Pour que leurs actes soient conformes à l’intérêt public, de vastes corps législatifs, religieux et éducatifs encadrant un intérêt individuel bien compris ont été mis en place, avec un succès très limité » Bertrand Russell, Ethique et politique. Mais ces institutions peuvent être oppressives ou engendrer davantage de désaccord et de dissonance si elles ignorent la complexité humaine en se basant sur une conception anthropologique erronée. « Quiconque espère qu’il sera un jour possible d’abolir la guerre devrait s’interroger sur la façon dont on pourrait satisfaire sans danger les instincts que nous ont légués d’innombrables générations de sauvages. […] Le problème du réformateur social, par conséquent, n’est pas uniquement de chercher des moyens d’assurer la sécurité, car si ces moyens, une fois trouvés, ne procurent pas de satisfaction profonde, la sécurité sera sacrifiée au profit de la gloire de l’aventure. Le problème consiste plutôt à combiner […] [la] sécurité […] à des formes d’aventure, de danger et de compétition qui soient compatibles avec le mode de vie civilisé. […]
Il faut que le sauvage qui existe en chacun de nous trouve un exutoire qui ne soit pas incompatible avec la vie civilisée et le bonheur de notre prochain, lui-même tout aussi sauvage que nous » Bertrand Russell, L’autorité et l’individu. La quête de l'oncle peut se comprendre comme une recherche d'authenticité ou de spontanéité dans un monde où les rôles sociaux et les conventions sociales engendrent des interactions sociales superficielles. Mais l'exploration de la place de l'ordre et du chaos dans la condition humaine prend une autre tournure : le besoin de sens et de maîtrise conduit paradoxalement au chaos dès lors que les citoyens sont confrontés à l'inconnu (le prince et la baleine) qui échappe à leur compréhension et à leur maîtrise.
Tarr livre finalement une vision désenchantée du monde et une conception pessimiste de la condition humaine qui laissent le spectateur sans réconfort, en dehors de la beauté du désespoir. On retrouve alors ce qui fait l'essence de son cinéma : l'exploration de l'influence d'un environnement sur les affects et les représentations des personnages qui font l'expérience de la décrépitude. Une scène sublime présente l'oncle nu dans sa baignoire, symbolisant la vulnérabilité et le désemparement de l'humanité face à un Univers indifférent (situation que Simone de Beauvoir appelle le délaissement), qui ne répond pas à ses attentes (c'est l'absurde chez Camus). Contrairement au personnage de Jonas ayant pour mission de délivrer un message prophétique aux habitants de Ninive dans le mythe biblique de Jonas et la baleine, le bouleversement existentiel de János ne lui permet pas de trouver du sens dans le chaos. Plutôt, sa persistance à chercher un sens dans un monde qui en est dépourvu, sa quête de d’harmonie dans un Univers qui le lui refuse, son incapacité à accepter l'absence de finalité et donc de signification des choses, le conduira à la folie.
Ma tentative, peut-être vaine, d'ordonner le flux chaotique des images en un ensemble symboliquement cohérent s'arrête ici.