Voir le film

S’ouvrant sur un horizon enneigé, un homme marche seul. Lentement il s’approche de la caméra, lorsqu’une coupe montre l’envers du plan. En contrebas se trouve un village perdu au milieu d’un océan blanc. Dans le calme des plans inauguraux se joue en creux la dynamique du long-métrage : une bascule visuelle progressive vers un trouble moral viscéralement humain.


Le cinéma de Nuri Bilge Ceylan (palme d’or en 2013 pour Winter Sleep) s’imprègne particulièrement de la littérature de l’écrivain et dramaturge Anton Tchekhov pour sa peinture des rapports humains. Dans la lignée cinématographique d’un Theo Angelopoulos, Ceylan reste ancré dans le réel, étudiant les pulsions confuses de notre humanité par la parole.


Dans Les Herbes Sèches nous retrouvons Samet, professeur d’arts plastiques dans un collège reculé d’Anatolie et son collègue Kenan. Au fil de ses pérégrinations, le cinéaste livre le portrait d’une région perdue, et des personnes qui la constituent, représentée par les photographies prises par le protagoniste, fixant visuellement des visages et des corps dans un espace. Ses images prennent vie par instants, ajoutant du mouvement à la fixité tel Chris Marker dans La Jetée. Si l’ambition n’est pas uniquement l’exploration géographique et sociale d’un pays, c’est pour se focaliser sur l’ambiguïté des relations humaines. Point d’artiste à la recherche de l’inspiration créatrice mais plutôt l’étude des failles égocentriques d’un homme en perte d’espoir.


Suivant ses pas au sein du collège, une jeune fille rentre soudainement dans le cadre où l’environnement froid et ordonné est bousculé par son apparition. De dos, le contact physique qu’entretient Sevim à son professeur pose déjà question ainsi que les discussions qui s’ensuivent. Leur relation se poursuit sur le même mode, filmé entre les portes, couloirs et bureaux entrouverts. Ainsi, le cinéaste laisse son public juger plutôt qu’imposer une vision manichéenne. Lorsque Samet et Kenan se retrouvent convoqués pour soupçon d’harcèlement sexuel, un monde s’écroule pour les personnages masculins, coincés dans leurs propres malentendus et ambivalences progressistes. C’est finalement un questionnement sur le rapport hommes-femmes que convoque Ceylan pour mieux révéler le profond égoïsme du protagoniste.


En parallèle se déploie un triangle amoureux entre les deux enseignants et Nuray, une femme engagée rescapée d’un attentat terroriste. Leurs rencontres et échanges constituent, dans un premier temps, un comique inattendu de la part du metteur en scène. Jouant sur le temps long, le malaise s’installe dans les sous-entendus de leurs réactions corporelles. Mais dès que son collègue s’approche trop près de la jeune femme, Samet joue de cette relation complexe.


Dans cette quête d’attention, une scène vient briser l’harmonie du long-métrage. Nuray les invite à manger chez elle mais seul Samet répond à l’invitation puisqu’il n’a pas prévenu Kenan. Appuyant des motivations questionnables, la scène se révèle être une longue séquence de débat politique et moral retors. Au sein d’un champ-contre champ opposant leurs points de vue physique et intellectuel, un changement d’axe bascule dans un moment de flottement inopiné. Un mouvement de recul de la caméra passe du visage de Samet jusqu’à l’arrière de la tête de Nuray d’où une légère brise fait onduler ses cheveux. Dès ce plan, l’atmosphère change radicalement, développant un mystère invisible. Suit un moment entre séduction et agression où le trouble s’exprime dans la relation corporelle des personnages. La séquence est momentanément interrompue dans un instant brechtien.


La seconde partie du long-métrage opère insidieusement, cherchant à sonder l’abysse propre à leurs sentiments intérieurs. Dans la même idée que la palme d’or du dernier festival de Cannes, Ceylan explore la difficulté de juger un être. Samet tout comme Sandra d’Anatomie d’une chute sont des personnages complexes, ambigus et paradoxaux à l’image de la nature humaine. Remplis de pulsions violentes autant qu’une distance auto-critique sur leur condition, les cinéastes ne livrent jamais une vision univoque.


Et si, finalement, les pires accusations que l’on peut lui adresser (son penchant suspect pour les jeunes filles) n’étaient qu’une question d’égocentrisme et d’un profond nihilisme ? Le point de vue de Samet est constamment remis en question, entre son auto attribution d’une lettre d’amour ou les bottes qu’il offre à une élève. Désamorcé d’une part avec la relation qu’entretient la jeune fille avec un autre élève, de l’autre l’utilisation des bottes non pas par l’élève mais sa petite sœur. La réalité devient toujours plus complexe.


La dernière partie ajoute de la couleur à ce périple psychologique, ouvrant l’espace confiné d’une voiture sous la neige vers des paysages ensoleillés. Comme enfermé, le passage d’une saison (l’hiver) à une autre (le printemps) libère les espaces et les corps. Les flocons de neige devenant des champs d’herbes, la matière naturelle de leur environnement transforme pendant un instant leurs rapports au monde.


La voix over poétique de Samet se superpose aux images esthétiquement inspirées du romantisme allemand et des œuvres de Caspar David Friedrich. Dans un dédale entre les vestiges du passé et du présent, s’insèrent des images aux ralentis d’une bataille de boules de neige entre le professeur et son élève, Sevim. Le film se clôt sur une énigme dans un instant de joie et d’insouciance, teinté d’une mélancolie ambiguë, où le mystère subsiste.


Article à retrouver sur On se fait un ciné ?

JolanF
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes 2023 : Kino-Year, Festival de Cannes 2023 et Les meilleurs films de 2023

Créée

le 6 août 2023

Critique lue 27 fois

3 j'aime

Jolan

Écrit par

Critique lue 27 fois

3

D'autres avis sur Les Herbes sèches

Les Herbes sèches
Multipla_Zürn
9

Critique de Les Herbes sèches par Multipla_Zürn

Les Herbes sèches est un film sur un homme qui ne voit plus, parce qu'il n'y arrive plus, et parce qu'il ne veut plus se voir lui-même au coeur de tout ce qui lui arrive. Il prend des photographies...

le 25 juil. 2023

38 j'aime

2

Les Herbes sèches
Paul-SAHAKIAN
10

UNIVERSALITÉ INTIME

Quel ravissement de découvrir ce film en compagnie de Nuri Bilge Ceylan lui-même, à Cannes. Depuis la découverte qu'a été Winter Sleep, chacun de ses films raisonne en moi différemment, mais chacun...

le 29 nov. 2023

20 j'aime

2

Les Herbes sèches
B-Lyndon
9

Tout dire, trop dire

(Cette critique a été écrite à chaud, elle peut sembler sévère, mais je crois qu'elle interroge quelque chose de plus large que le j'aime/j'aime pas qu'on peut légitimement attendre d'un texte sur un...

le 22 juin 2023

19 j'aime

6

Du même critique

Sinner Get Ready
JolanF
9

Après l'Apocalypse

Lancer Sinner Get Ready fait autant frémir d’impatience que l’on craint de l’écouter à cause de son titre annonciateur (“pêcheurs préparez-vous”). Nous, les pêcheurs, plongeons alors dans le sombre...

le 9 août 2021

20 j'aime

4

Drive
JolanF
9

" My hands are a little dirty... So are mine. "

There's a hundred-thousand streets in this city. You don't need to know the route. You give me a time and a place, I give you a five minute window. Anything happens in that five minutes and I'm...

le 27 déc. 2015

18 j'aime

2

Scott Pilgrim
JolanF
8

Retro Love

Quand le monde du jeu vidéo et des films se rencontre, cela ne fait pas souvent bon ménage, comme le prouve une bonne flopée de très mauvais film adapté de jeux vidéo (Mario Bros, Alone in The Dark,...

le 26 mars 2016

15 j'aime

1