Ce qui rend intéressant de parler des films de Ceylan, c’est qu’ils brouillent les catégories critiques habituelles. On a beau le soupçonner de compter un peu trop sur la beauté des paysages et de la neige pour faire cinéma, de mettre un peu trop son film sous cloche par son écriture voire d’augmenter un peu en douce le volume de la tempête de neige au dehors pendant les scènes d’intérieur, il n’empêche qu’il ne faut pas plus d’une demi-heure au film pour prendre et laisser une impression de vérité en dépit de tous ses artifices.
En réalité ce film n’est que faussement classique, bien que sa fluidité narrative soit suspecte pour l’esthète pervers. Sa progression dramatique est diffuse, calme, sans impératif, et donne cette impression de naturel des évènements. Un professeur revient dans ce village après les vacances d’hiver, quelques évènements se produisent et il repartira pour de bon sans que rien n’ait changé à part la saison. Le fait principal du film est que des paroles y ont été abondamment échangées. Les dialogues sont étirés en longues scènes, qui épaississent le récit plus qu’ils ne le font cheminer : épaississement psychologique mais aussi romanesque par la profusion des récits qui passent par le verbe et les gouffres romanesques que le film laisse suspendus.
Mais ce verbe n’est pas pris comme un fait matériel, plutôt pour ce qu’il révèle à force d’abonder, d’où cette mise en scène souplement au diapason des dialogues : découpée, elle fragmente le réel par les discours, dans un parti-pris théâtral et anti-naturaliste qui compte sur ce foisonnement de paroles pour révéler ce que cache la vie matérielle la plus ordinaire. Et ce que révèle ce petit théâtre statique, immobilisé par la neige, c’est la teneur des passions tristes qui dévorent tous ses personnages, passions tristes qui trouvent leur terreau dans ce surplace, et qui n’attendent que les petits évènements que ménage le récit pour être épanchées. La justesse et la virtuosité des acteurs dans ce registre ont plus à voir avec la majesté du jeu dramatique qu’ils donnent au texte qu’au réalisme de la parole, au point où on se demande si pour Ceylan il s’agit moins de révéler que de rehausser ces passions tristes en noblesse, ne serait-ce que pour trois heures, par les artifices de l’art. C’est là à la fois la beauté et la limite de son cinéma.