Nouveau film passionnant du réalisateur turc Ceylan, qui nous plonge dans une zone rurale hivernale confinée et éloignée de tout. Son décor va lui permettre d'ancrer son récit dans une errance particulière, puisque son personnage principal, Samet, professeur d'arts plastiques au collège, n'est pas quelqu'un que l'on suit ordinairement dans un film de 3h.
Ce que j'adore dans le film, c'est qu'il y a une transformation. Une transformation qui se fait petit à petit au vu du contexte dans lequel vivent les personnages de ce village : à savoir un sentiment de blocage, dans des journées répétitives, où rien ne se passe. Il y a un rapport au temps fascinant dans la manière dont le réalisateur va mettre en scène le quotidien de Samet : par des séquences très longues, souvent un seul plan large, et beaucoup beaucoup de dialogues qui soulèvent à chaque fois des contradictions entre les interlocuteurs, que ça soit sur leur manière de penser le monde, sur le principe du destin, ou sur des questions éthiques, qui seront souvent au cœur du film. Et notre personnage principal ne cessera d'être dans des rapports sociaux douteux. Le première élément déclencheur étant qu'une de ses élèves porte plainte contre lui car elle estime qu'il les a touchés. Son aveuglement face à cette situation, son manque de compréhension, et surtout sa soif de vengeance, est le symptôme d'une transformation qui se fait en lui. Ses conditions de travail, de vie, et son incapacité à être utile en société (d'autant qu'il est douteux aussi dans son métier de professeur) le frustrent à tel point qu'il en devient un mauvais personnage. Lâche, hypocrite et égoïste. Suivre Samet pendant 3h, c'est une épreuve, car tout ce qu'il entreprend est détestable. Mais pourquoi choisir de le filmer lui, et pas son ami ? Ou Nuray, cette femme qui a survécu à un attentat à la bombe et qui semble plus politisée ?
Car c'est le symbole d'une fracture sociale. D'une Turquie oubliée, qui ne croit plus en grand chose politiquement, et qui souhaite oublier, ou nier qu'il n'agit pas pour la société. C'est tout le paradoxe qui va se faire avec Nuray, femme mystérieuse, forte et puissante dans son regard et ses intentions, mais qui a un esprit plus militant compte tenu aussi de la condition différente dans laquelle elle travaille, à savoir bien plus en ville que Samet, où le social et l'accès aux besoins de nécessité se font plus courant, mais aussi dans son vécu de rescapée. Toutes ces contradictions entre les personnages forment une ambiguïté malaisante, un mal-être profond jamais poussif et jamais montré, où l'honnêteté entre hommes semble disparaître à petit feu, ce qui donne lieu à des actions douteuses et très embarrassantes car particulièrement longues (la scène de drague de Samet sur Nuray, celle avec son élève qui pleure..) Ces longues séquences de discussions, dans la manière de les filmer sans les couper, accentuent un rapport au temps intéressant, qui se raccourcit étrangement à la fin, où Ceylan découpe plus ses séquences.
Mais surtout, quelque chose de très humain en ressort : ce rapport au destin qui te fait errer dans une petite zone rurale, renforce étrangement les liens entre les personnages, même s'il passe leur temps à se tacler dans le dos : ces quelques magnifiques séquences en montagne enneigée, où les problèmes sont plus secondaires et où un lien fort entre Samet et son ami Kenan se font ressentir par ce qu'ils se racontent, et par leur admiration du paysage. C'est aussi là qu'intervient un effet de mise en scène assez incroyable : les pauses dans le temps par les photos. Quand on décide d'en prendre une dans le film, Ceylan fait suivre d'autres photos provenant sûrement du réel, pour illustrer ce peuple oublié, ces moments capturés, avec en fond un vent qui souffle dans les oreilles, qui symbolise une sorte de vide, une sorte de grande pause. C'est juste magnifique et c'est prodigieux d'autant bien gérer son rythme entre les longs dialogues et les pauses comme ceci, où l'image n'en est que plus forte.
Ca se joue aussi beaucoup sur les silences, les regards entre les personnages. Les Herbes Sèches est un film dense, autant esthétiquement que politiquement, qui dans une splendide mise en scène qui sait rythmer son rapport au temps, nous montre l'errance de ces personnages dans ce décor enneigé, bloqué, et ce que cela engendre chez les gens frustrés qui développent un mauvais fond.