Au milieu de la neige qui recouvre l'écran de sa mortelle neutralité, un point noir avance, se débat. Ce point noir, un homme, c'est là tout le cœur du long-métrage, ce qui en fait non un film de nature morte mais une contemplation de l'existence. Car si Nuri Bilge Ceylan, ancien palmé en 2014 pour Winter Sleep, situe son film dans l'Anatolie où les herbes n'ont à peine le temps de naître qu'elles sont déjà mortes, asséchées, ses personnages ne sont pas pour autant des morts-vivants, comme on pourrait le redouter, humains malgré et avant-tout. Oui, durant ces trois longues heures les hommes croupissent dans une forme de cloaque terrestre, confrontés à la misère environnante, gelant dans la froide immensité de l'horizon inatteignable, et s'étouffant dans des relations sociales stagnantes, condamnées à répéter leurs ennuyeuses triangulations, voire réellement obscènes. Et oui, même lorsque l'on semble sortir sa tête de l'eau, au sommet d'une montagne, les verbiages comme restants de sociabilités nous y ramènent, aux abysses d'un enfer duquel on ne peut s'échapper. Mais c'est que l'enfer reste ici humain. Les quelques contacts demeurent, réchauffant de simples bouts de phrases les cœurs gelés. La bonté se fait toujours voir, secrète mais présente, comme à la vue de simples bottines rouges. Un idéal reste, là, quelque part, perdu, presque oublié, mais bien là, dans la ligne de fuite de l'horizon.
Les Herbes sèches est bien, dès lors, film d'existence, film d'ambivalence surtout. La fin pourrait nous évoquer le célèbre Wanderer de Caspar David Friedrich, notamment dans le plan annonçant l'été, mais il ne s'agit pas tant d'une évocation romantique d'hommes aspirant à la grandeur. C'est justement que Ceylan tente ici de montrer l'Homme, cherchant un idéal, cherchant le beau sous n'importe-quelle forme qu'il puisse être, non dans la gloire de sa recherche, mais dans l'ambiguïté qu'elle prend, sa médiocrité parfois, en tout cas son instabilité, morale, politique, ou tout simplement psychologique, confrontée au réel. Ambiguïté flagrante quand elle évoque la pédophilie, mais qui se cristallise surtout esthétiquement dans l'inclusion des photographies intradiégétiques que prend Samet, professeur d'art plastique presque maudit, centre névralgique du film l'attirant vers son abîme, gouffre mental.
En effet, si ces photographies prennent d'abord le rôle d'ébauches d'un beau figé, quasiment capturé, elles en deviennent justement morbide du fait de cette fixation. C'est que leur mode de création commun en renseigne en font presque une série de meurtres esthétiques : Samet, quasi-prédateur, vole des instants, fige une région, qu'il semble mépriser, dans un pittoresque social absurde, sans jamais réellement sociabiliser, établir le contact, faire germer les semences d'un semblant de vie artistique. Le beau, fugitif, disparaît alors, laissant la trace d'un temps assassin.
Mais Ceylan, incluant ces photographies comme éléments étrangers à l’œuvre et y distillant toute cette ambivalence, se risque alors de sombrer dans le gouffre que Samet y entre-ouvre, de se noyer dans une représentation factice de l'existence, pourtant si bien esquissée auparavant. Car, obsédé par une notion tarkovskienne de mouvement temporel, auquel il n'arrive pourtant jamais entièrement, le voilà par moments entrain d'animer ces photographies, comme y apportant lui également sa foi artistique, comme se rangeant aux côtés de Samet photographe.
Dès lors, celles-ci perdent toute valeur de signes étrangers, plans réactifs, rappelant presque la mort qui réside entre chaque photogramme au cinéma, mais deviennent comme des faux-mouvements, mécaniques mais tentant superficiellement d'évoquer la vie, une cristallisation du temps qui n'est ici que formation artificielle de cristal, dénaturation d'un art incorporé bêtement dans un autre, cette fois-ci bien absurde mort-vivant.
Le risque fatal, que le film se perde lui-même dans ce mouvement recherché mais absent, est ensuite bêtement bravé, ouvrant une plaie esthétique qui ne pourra être refermée, quand Samet sort littéralement du cadre du film, simple artifice scénaristique cette fois-ci, sans jamais que l'on n'y fasse réellement de nouveau rentrer. Naturellement, s'il y avait là quelque volonté de découvrir un autre environnement, un autre réel opposé à la fiction, l'on pourrait comprendre un tel geste. Mais ici, le retour à la fiction n'est jamais une réalisation d'elle, une manière d'y insuffler une quelconque réalité, mais simplement une façon d'y afficher l’artificialité tapie dans la froideur, sans jamais y remédier esthétiquement. Dès lors, le mouvement et la temporalité étant déjà sacrifiés auparavant, plus rien ne peut sauver le film, ni l'été attendu ni même la beauté antique, croupissants dans un cadre, non seulement qu'il n'a pas pu recentrer, mais qu'il a lui-même oublié.