Un film de Capra, c'est bien souvent comme la boîte de chocolats de Gump : on a une vague idée du contenu (conflit, dénonciation des puissants, humanisme... méchants défaits ou qui finissent par renoncer à leurs funestes projets), mais on ignore ce sur quoi on va tomber, et, surtout, on ne sait pas quelle sera l'indispensable dose d'amertume, celle qui fait que Capra passe pour un immuable optimiste ; car pour conclure en rose, il faut avoir au préalable établi des constats peu souriants, avoir brossé en noir les Hommes et la société.
Toutefois, avec Horizons perdus,
Capra est en mode Quality Street... "la boîte à bonheur" : tant de sucre, si peu de cacao...
L'entame est pourtant plutôt alléchante, avec cette poignée d'Occidentaux qui fuient une Chine en proie au chaos et dont l'avion est ensuite détourné ; mais une fois que l'appareil s'est abîmé dans les neiges du Tibet (crash mal mis en scène), la survenance de coolies, avec à leur tête un anglophone hiératique (Chang), correspond aussi au déversement d'un coulis passablement douceâtre.
L'arrivée des rescapés à Shangri-la annonce plus encore l'indice glycémique des cent minutes restantes : chœur célestes, lumineuses rizières lovées dans la vallée, colombes s'envolant dans le ciel, poule au balcon (qui s'esclaffe quand Conway trébuche dans les escaliers ; c'est sûr, il va "pécho").
Le paradis terrestre existe. Capra va nous le faire visiter.
S'ensuivra une juxtaposition de scénettes (souvent nunuches) et de longs discours sur les méfaits de la civilisation, sur la recette du bonheur dans une société expurgée du Mal.
Disons simplement que nous croyons en la modération. Nous prêchons la vertu d'éviter les excès de toute sorte. Y compris les excès de vertu.
Facile de révérer et de prôner la pondération en toutes choses dans un lieu qui regorge d'or.
Il en résulterait en tout cas une absence d'envie, de convoitise, "donc" de délits et de crimes ; et si vous convoitez la femme du voisin, il se pourrait bien que ce dernier vous autorise à...
Conséquences biologiques sur les corps, dans cet endroit enchanteur : les vies, qualitativement radieuses, sont aussi affectées quantitativement ; à Shangri-La, les âges sont canoniques et les individus ne les font pas.
Certes, on ne peut faire porter l'intégralité de ce mièvre chapeau à Capra (qui adapte là un roman), mais dans la mesure où personne à Hollywood ne désirait soutenir ce projet et que Capra, lui, était très enthousiaste, sa responsabilité est immense --- c'est le producteur Harry Cohn qui donna son feu vert après avoir signifié à Capra et à son scénariste Robert Riskin qu'ils étaient... "fous".
Les cons de Perrault
Et la dose d'amertume, alors ? l'animosité ? le dépit ? le tourment ?
Ils s'incarnent péniblement dans deux personnages à qui Capra en fait faire des tonnes (tout en délaissant impudemment un autre personnage, Gloria) :
-- George Conway, le frère de Robert (responsable involontaire de leur séjour forcé à Shangri-La), dans un registre de bruyant tête-a-claques
-- le paléontologue, dans un registre de paranoïaque niaiseux
Ces deux-là, qui se sentent prisonniers du fondateur de Shangri-la < un prêtre belge, le père Perrault ; 200 ans au compteur et sur le point de casser sa pipe > n'en finissent pas de geindre.
Le premier, indécrottable, restera obsédé par la fuite et ses retrouvailles avec Londres.
Le scientifique, lui, va s'accommoder de sa nouvelle existence et se consacrer à des cours de géologie pour les enfants, tout comme son compagnon de chamaillerie, un escroc qui va lui aussi évoluer : après avoir convoité l'or, il finira par envisager la construction de canalisations.
Alléluia !
Ne nous y trompons pas, Capra est un loyaliste qui reprend un message bien connu. Chang, le régisseur du Shangri-La < il se déplace les avant-bras tendus, comme une mante religieuse >, est on ne peut plus clair : « C'est notre espoir que l'amour fraternel de Shangri-La essaimera de par le monde. Oui, mon fils, quand les forts se seront dévorés entre eux, l'éthique chrétienne sera réalisée et les faibles hériteront de la terre. »
En résumé, nous sommes dans l'Himalaya, avec des Tibétains parlant anglais et vivant heureux (sans vieillir, physiquement) sous les auspices du petit Jésus.
Diable-diable...
Bien que les plans soient parfois fort beaux et que l'acteur principal (Ronald Colman) joue juste, l'ensemble est trop lénifiant et trop peu structuré pour permettre la réception déférente d'un propos mielleux qui asphyxie tout le film.
J'espère que nous tous, nous trouverons notre Shangri-La.
En tout cas, moi, j'ai trouvé ma sangria.
Santé !