Quatrième long-métrage de Miguel Gomes, les Mille et Une Nuits ne s’appréhende pas comme tous les autres films, auréolé d’une attraction quasi magique : il y a d’abord ce titre, creuset de toutes les évocations, puis un prénom, Shéhérazade ou l’aura littéraire en cinq syllabes. Il y a surtout un projet cinématographique hors norme, fou, d’une année entière passée à arpenter le Portugal, à en extraire de sa réalité (sociale, géographique, humaine) des fictions potentielles, à construire avec elles une œuvre-pieuvre infinie dont la structure serait calquée sur le recueil persan éponyme.


L’Inquiet, intitulé du premier volet, c’est donc en premier lieu le réalisateur lui-même qui - comme Luc Moullet avant lui, fuyant les rues de Dakar dans Genèse d’un repas – prend la fuite devant son propre film, incapable d’en assumer les promesses et (peut-être) le poids éthique. Filmer ne sera jamais un acte innocent. Confession en forme de boutade qui touche du doigt l’enjeu central du film : se rejoue dans chaque plan la tension ontologique au cœur du cinéma, entre fiction et documentaire, et dont l’exploration des marges et des frontières accouche des regards les plus inédits. C’est le sens de cette introduction purement documentaire où pointe pourtant sur les docks bientôt désaffectés le récit de la fin d’un monde, vision d’une étoile déjà éteinte dans un présent semi-actuel. C’est la même déchirure qui gouverne l’apparition de notre guide et narratrice, la belle Shéhérazade sur son navire millénaire, venue d’un Badgad méditerranéen et intemporel, sur une île où quelques froufrous et bouteilles de champagnes réactivent les plus belles nuits babyloniennes.


On dérive à sa suite dans les récits et dans les formes, de la fable satyrique Des Hommes qui bandent, mazarinade décomplexée et jouissive, au carnet de bord médical et syndicaliste du Bain des Magnifiques en passant par le fabliau tissé par l’Histoire du coq et du feu. Histoire qui constitue peut-être le point d’orgue du premier volet tant elle en cristallise les ambitions à la perfection : honnêteté du dispositif, entremêlement des récits, polyphonie (par l’entremise du sms) et retour du lien social, résurgence de l’animal fantastique des contes de Perrault (ici un coq atteint du syndrome de Cassandre), émergence de visions à partir du réel et au service du réel, tout y est et se féconde.

Voir naître d’une démarche aussi concernée sur les difficultés d’un pays ravagé -situation hélas bien concrète - une telle profusion d’hallucinations kinescopiques tient du miracle, surtout en ces temps d’appauvrissement de l’imaginaire au profit de fictions qui ne s’assument pas et qui voudraient faire croire, soit par naïveté soit par cynisme, qu’il suffit de poser sa caméra n’importe où pour rendre compte du réel, du monde de façon « authentique ». Les Mille et Une Nuits démontre le contraire, à coup de ruches enflammées, de Troïka à dos de dromadaires, d’entrailles de baleines, de sirène échouée et d’acteurs métamorphosés.


Le monde usé a plus que jamais besoin de regards, de conteurs, de singularités pour le comprendre, le transmettre, le sublimer. Faire surgir une surréalité qui loin de trahir ce qui est filmé, le révèle aux yeux lassés et fatigués du spectateur moderne : l’entreprise de Gomes est éminemment politique et réconcilie les deux vocations du cinéma – l’empreinte documentaire et l’illusion spectaculaire - pour créer ces « fictions du réel » chères à Wiseman, si bien qu’au moment où l’Inquiet nous dit malicieusement bye bye d’une marque sur la plage, on voudrait déjà, tel le sultan Shahryar, voir la nuit à nouveau tomber, entendre alors la voix de Shéhérazade et discourir avec le Désolé.

Corentin_D
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le 23 juin 2015

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