Deuxième film de Terrence Malick, Les Moissons du Ciel est aussi le dernier qu’il réalisera avant d’opérer le grand tournant stylistique qui adviendra avec La Ligne Rouge. Ici, point de caméra errante et mouvante allant virevolter dans la nature, point de réflexions philosophiques fragmentaires et éparpillées, point de montages découpés, de rythmes éclatés ou de récits diffus. Cette fois, Malick raconte une histoire classique en allant d’un point A à un point B, sans tergiversations et en faisant des plans fixes ! Mais on sent tout de même la patte et le regard de Malick derrière chaque plan et c’est vraiment un film superbe ( c’est à en regretter qu’il n’ait pas fait au moins un ou deux films de plus avec cette approche )
Pour ce qui est de l’histoire, il s’agit des tribulations d’un trio de pauvres gens dans le Sud des États-Unis du début du XXe siècle. Une jeune femme ( Brooke Adams ), son compagnon ( Richard Gere ) et la petite sœur de ce dernier ( Linda Manz ) vont aller travailler sur les terres d’un très riche propriétaire ( Sam Shepard ) et commencer à se rapprocher de lui, ce qui ne sera pas sans conséquences…
Une chose que je trouve intéressante dans ce film c’est qu’il a une espèce de double dynamique. D’un côté, c’est un film qui va droit au but, un film simple et court. L’intrique avance vite, il y a beaucoup d’ellipses et même les événements importants sont vite dépassés. Mais, en même temps, c’est un film qui prend son temps. Malick prend le temps de filmer les paysages, les espaces, le ciel, les animaux ; il prend le temps de filmer les gens au travail. Il y a une dimension contemplative dans le film qui en fait la force et le charme.
Et cela fonctionne à merveille grâce à une photographie absolument splendide. Aucun plan n’est à jeter dans l’intégralité du film. Du début à la fin, on demeure en extase face à une succession de tableaux vivants qui rivalisent de beauté. Les champs de blé, le ciel, l’aurore, le crépuscule, la nuit, l’horizon, la brume, les nuages, la neige, les ombres, les animaux, l’eau ; tout cela est intégré avec brio dans des compositions somptueuses qui subjuguent le spectateur et lui font attendre avec impatience la prochaine toile. Malick parvient à réaliser un grandiose éloge à la Nature ; laquelle est ici filmée avec beaucoup de lyrisme dans toute sa magnificence. ( Vraiment, je le répète, mais le Malick des plans fixes, des mouvements de caméra sobres et précis et des images savamment composées nous a quittés trop vite… )
Si cette beauté des images s’applique aussi au travail de la terre et à la vie paysanne, Malick n’ignore pas pour autant les aspects moins reluisants de cette activité intense, fatigante et parfois dégradante qu’il n’idéalise pas. Il est vrai que le cinéma de Malick transmet en général une impression finale plutôt positive, mais il n’est pas naïf ou niais non plus. Ici, la distinction des classes est toujours bien rappelée par la présence dans le cadre de la maison du propriétaire, et la mise en évidence, entre autres choses, de l’interchangeabilité des travailleurs, évoque un monde impitoyable qui ne fait pas de cadeaux. A cela s’ajoutent des passions humaines néfastes et destructrices, à l’image de la vicieuse duperie élaborée par le couple ( certes dans le besoin, mais tout de même ), lequel mentait d’ailleurs déjà sur sa nature ( puisque les deux tourtereaux se disaient frère et sœur ). Et les passions humaines finissent bien par resurgir dans toute leur ampleur et même par entraîner la destruction lorsque le numéro est révélé. Ainsi, la période de félicité que vivent les personnages après le mariage, ayant été fondée sur un mensonge, garde, durant toute sa durée à l’écran, un goût amer, et on sent bien que sa fin est inévitable… On aimerait croire à l’éternité de ces moments de joie que Malick capture avec beauté. Mais, justement, durant toutes ces séquences, Malick rappelle toujours la duperie, et l’apocalypse que représente l’attaque des sauterelles ( une des dix plaies d’Égypte ) arrive comme un châtiment divin et purgateur en plus de correspondre au bouleversement émotionnel des personnages et à leur rupture. Cette catastrophe offre d’ailleurs la séquence la plus impressionnante du film : les images sont sensationnelles et la réalisation, brillante, capte parfaitement le chaos de la situation. Les enjeux émotionnels qui sous-tendent cette scène ne font que renforcer son impact, lequel était, de toute façon, déjà garanti par le déroulé maîtrisé de cette scène stupéfiante faite de flammes et d’insectes dévoreurs qui, à l’occasion des nombreux gros plans qui leur sont consacrés, apparaissent comme de véritables monstres.
Malgré tout, ce film, comme tout film de Malick, reste une ode à la vie. En dépit des nombreux malheurs que subissent les personnages, c’est un sentiment optimiste et enthousiaste qui prévaut finalement. La mort n’est jamais traitée avec grandiloquence et sentimentalisme, la vie, suivant son cours, continue toujours après elle. C’est pourquoi le film se conclut sur le vagabondage juvénile de la fillette qui fait office de narratrice ( cette voix-off est d’ailleurs une des plus belles que j’ai jamais entendues ). C’est aussi pourquoi Malick prend à ce point le temps de filmer les gens en train de s’amuser, de jouer, de chanter, de danser, etc. Là encore, c’est quelque chose que l’on retrouve dans ses autres films. Cela participe de sa mise en valeur de la vie et contribue à la construction d’un cinéma humaniste qui, s’il ne ferme pas les yeux sur la violence et la haine, n’oublie pas de filmer aussi la jovialité, l’amitié et la concorde.
On notera tout de même qu’une certaine platitude des dialogues est parfois à déplorer, laquelle accompagne d’ailleurs un jeu d’acteur qui, s’il est plutôt bon dans l’ensemble, est aussi de temps à autre assez faible. Également, je trouve que le film souffre, à plusieurs reprises, d’une précipitation quelque peu embêtante dans le déroulé de son intrigue.
Mais rien de tout cela ne saurait retirer au film son indiscutable qualité. Malick a signé avec son deuxième film ( accompagné par une magnifique bande originale d’Ennio Morricone ) une très belle œuvre, pleine de grâce, de justesse et de profondeur.