En 2020, le théâtreux Jean-Christophe Meurisse signait le très sous-coté Oranges Sanguines, mariage d'amour entre comédie populaire, cinéma d'auteur et authentique film d'horreur. Le film n'ayant pas rencontré la moitié du succès qui lui était dû, il n'était pas couru d'avance de revoir une mise en scène du chien fou de Navarre. Joie : le voilà pourtant de retour, et pour un film qui a beaucoup en commun avec son précédent, à commencer par son mélange foutraque des genres. Ce même mélange qui valut à Oranges Sanguines l'ire des critiques pour l'association contre-nature qu'il fit de deux milieux très irréconciliables de notre cinéma français. Meurisse, il y a quatre ans, commit en effet l'impardonnable : faire jouer Denis Podalydès, Alexandre Steiger et Guilaine Londez dans un film gore. Vous rendez-vous seulement compte ?


On peut critiquer Oranges Sanguines, on peut entendre la volée de bois vert qu'il s'est ramassé en pleine poire. Après tout, cette profonde division dans sa réception était à anticiper pour un tel film qui, le premier pour son époque, entreprit de faire communiquer des genres ennemis. Parmi tous les reproches formulés au film, ce sont pour moi ceux du magazine Mad Movies qui sont restés les plus croustillants, leur diatribe ayant grosso modo consisté à expliquer qu'on ne pouvait décemment pas accepter qu'un Auteur Français Snob s'empare d'un genre populaire pour le pervertir avec son pseudo-art parisianocentré. A cette critique comme aux autres, j'ai dit merde, et j'ai bien fait. Meurisse, avec Oranges Sanguines, a tenté quelque chose de totalement inédit, a pris des risques insensés, s'est mouillé jusqu'au cou pour organiser une rencontre contre-nature entre le théâtre et le Z. Entre le boulevard et la mort. Entre la socio sorbonnarde et le gros rouge qui tache. Entre Emmanuel Bourdieu et Coralie Fargeat. Et le résultat fut payant au-delà de toute espérance, que ce soit au niveau du jeu d'acteurs (faisant, littéralement, d'Oranges Sanguines le seul film d'horreur français moderne intégralement bien joué, CQFD - on t'aime quand même, Mathieu Turi), des effets de manche horrifiques et même de la dimension cracra dans son ensemble, Meurisse s'y étant révélé à parts égales fin connaisseur de cinéma français de papy, et en même temps talentueux provocateur.


Il y a plein de choses à défendre dans Les Pistolets en Plastique, qui reprennent le style Meurisse prototypé sur Oranges Sanguines, mais avec plus de maturité, plus d'assurance. On y retrouve d'abord l'aspect théâtral, avec de longues scènes que l'on sent fortement improvisées, des tirades qui s'étirent au-delà du nécessaire pour forcer les comédiens à puiser dans leurs ultimes réserves d'énergie. Cette affaire-là est d'abord une affaire d'acteurs, de gens qui jouent, qui aiment jouer, qui savent jouer ; et comment ne pas assez insister là-dessus, comment ne pas avoir envie de hurler, aujourd'hui plus que jamais, le besoin vital que nous avons d'aller au cinéma pour voir des jouer des gens qui ont du talent. Chaque personnage du film, du plus important au plus figuratif, vibre d'une vitalité typiquement théâtrale qu'on ne voit quasiment jamais dans les comédies ou les films d'horreur français. C'est d'autant plus frais que, un peu comme chez des auteurs comme Dumont, Meurisse n'hésite pas à faire coexister les stars et les inconnus, avec un casting grand luxe (Romane Bohringer, Philippe Rebbot, Nora Hamzawi, Laurent Stocker, François Rollin) avec des noms plus confidentiels, qui campent d'ailleurs les rôles les plus importants. Hasard ou coïncidence, on retrouve parmi ces derniers l'excellente Delphine Baril, aperçue dans la série "La meilleure version de moi-même" produite par les mêmes Mamma Roman qui, à ce rythme, pourront bientôt être considérés par les amateurs éclairés comme l'équivalent français d'A24.


On y retrouve l'humour, en beaucoup plus cinglant, beaucoup plus libéré, avec ce même goût pour la provocation (faut-il rappeler qu'Oranges Sanguines organisait la pénétration anale entre un ministre et son geôlier), mais cette fois plus verbal que situationnel. Le verbe, voilà bien l'un des personnages principaux du film, qui se voit soutenu par une infinité de dialogues ou monologues d'une totale justesse de ton dans l'humour. On est à la fois chez Bruno Podalydès et chez les frères Farrelly, dans un équilibre délicat entre absurdité et paillardise. Souvent, ce sont les lignes les moins importantes qui sont les meilleures, à l'image de cette tirade prononcée par une gardienne d'immeuble, qui semble durer une éternité en égrenant tous les clichés possibles et imaginables jusqu'à taper le point Godwin. Quand le film ose la grossièreté (et il l'ose, régulièrement), c'est en général comme en défi lancé à ses propres interprètes, que l'on observe glisser dans la gêne en se demandant comment ils pourront se sortir de ce mauvais pas. Ca coupe parfois aux mauvais moments, c'est vrai ; mais quel plus beau compliment peut-on faire à un film contemporain de celui de ne pas toujours durer assez longtemps ? On aurait bien repris une lampée de Lompret en flic amorti, une bourrée de Bohringer furibarde. Les Pistolets en plastique fonctionnent à la fois à l'épuisement et à l'économie. Manié par n'importe qui d'autre, la machine se serait vite grippée ; mais, bon sang, que Meurisse, que ses acteurs ont le sens de la situation.


On y retrouve, aussi, l'horreur, ou plutôt ce mélange ultra sus entre drame social français et gore tarantinesque qui rend le film pesant malgré sa malice. C'est bien sûr au pitch qu'on doit le malaise (une adaptation libre de l'affaire Xavier Dupont de Ligonnès, incluant ses plus récents mouvements), qui laisse toujours en toile de fond la menace d'un dérapage possible. Comme dans Oranges Sanguines, il n'y a pas vraiment de motif à cette opposition entre rire et horreur, si ce n'est l'intention artistique la plus brute et la plus arbitraire. Une fois de plus, Meurisse s'intéresse au choc que peut provoquer chez son spectateur l'association d'idées opposées ; et une fois de plus, ses tirs font mouche. Beaucoup reprocheront au film sa gratuité, le mariage indû du fait divers sordide et de la comédie ; beaucoup d'autres salueront au contraire cette nouvelle expérimentation salvatrice, cette recherche du déclic émotionnel qui fait qu'on ressort de la salle un peu groggy, convaincu d'avoir une fois de plus regardé un OVNI pas possible (et d'autant plus méritoire quand l'air du temps a plutôt tendance à rendre ce genre de démarche infinançable). C'est peut-être surtout à ce niveau que Meurisse a mûri son style, puisque contrairement à Oranges Sanguines qui alternait parfois sans grande logique dans ses rythmes et ses moments choc, Les Pistolets en Plastique reposent sur un scénario et une progression très cohérents, qui font monter la pression jusqu'à un point de bascule saisissant, en toute fin de film, entre comédie et horreur pure.


Les cinéphiles retrouveront leurs petits dans ce foutoir : le film référence ouvertement Funny Games de Michael Haneke, Movie 43 des frères Farrelly, Inland Empire de David Lynch sur son générique, voire l'Adversaire de Nicole Garcia ou Martyrs de Pascal Laugier dans sa scène de fin complètement saisissante (et atroce). Le réalisateur a parfois la main lourde sur le clin d'oeil, mais le seul fait d'être parvenu à caser des références aussi diamétralement opposées dans un film qui se manifeste pourtant comme une œuvre pleinement cohérente est un tour de force qu'on aura le droit de trouver respectable. Alors oui, c'est un film qui joue la provoc. Oui, c'est un peu vain intellectuellement si on s'y penche sérieusement. Oui, on voit parfois les grosses ficelles. Oui, c'est moralement critiquable. Mais si l'on regarde plus simplement les choses, à travers le prisme objectif de la qualité formelle, à travers celui de la prise de risque et de l'originalité, Les Pistolets en Plastique brillent de mille feux. A l'image de leur titre, ils invitent à une expérience à la fois violente et factice, menaçante et inoffensive, blagueuse et inquiétante. C'est un film superbement joué, parfaitement articulé et maintenu dans son dispositif d'improvisation théâtrale, qui réussit, mieux encore qu'Oranges sanguines, à rassembler des énergies contradictoires dans un tout harmonieux et stimulant. On sort de la salle en ayant l'impression d'avoir vu plusieurs films à la fois, sans avoir été déçu par aucun d'eux. Qui réussit encore à faire ça ?

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le 18 juil. 2024

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Seb C.

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