Mexique, 1917. Depuis sept ans, la première révolution prolétarienne du siècle traîne en longueur et en excès bien faits pour irriter le prude voisin du Nord. Pillages, exécutions, kidnappings, destructions sacrilèges, expropriations de seigneurs locaux et de pétroliers étrangers, alliance avec l’Allemagne, les tentations sont nombreuses. Et les demandes affluent pressamment à la Maison-Blanche pour aller rétablir l’ordre à Mexico en y écrasant l’insurrection. Mais il n’y aura que deux expéditions mineures : le pays est alors dirigé par Woodrow Wilson, qui avait décidé de s’occuper ailleurs, puis par Warren Harding, débordé par les scandales administratifs, et Calvin Coolidge, fidèle à ce slogan peu tapageur : "Keeping cool with Coolidge." Aucun d’eux n’avait ramassé le "gros bâton" laissé par Theodore Roosevelt, témoin brutal que devait reprendre l’entre deux-guerres après que les succès communistes dans le monde aient coloré d’obsession antirouge la doctrine de Monroe. Il était de moins en moins possible de se révolter sur la planète, à peine de feindre quelques troubles de surface après avoir demandé et obtenu au préalable le blanc-seing de Washington. Il n’est donc pas question d’intervention directe dans Les Professionnels. Tout juste voit-on piaffer un millionnaire s’irritant d’avoir perdu l’épouse mexicaine qu’un droit de cuissage très argenté lui avait acquise. Tout au plus voit-on un loqueteux basané jeté dans la poussière aux pieds du riche magnat à la peau rose. Tout au plus ce puissant cossu à la bonne tête d’honnête homme, s’adressant à l’un de ses sbires, jette-t-il "Tue-le" comme il dirait d’un chien. Tout au plus l’acteur choisi pour personnifier les États-Unis est-il le rassurant Ralph Bellamy, qui incarna à l’écran Franklin Roosevelt. Tout au plus, comme si l’ombre d’un Président ne suffisait pas à ce porte-drapeau, arbore-t-il le nom d’un autre, Grant, et pas des moins célèbres. En somme, c’est une attitude bien anti-américaine que d’offrir, progressivement virée au noir, cette peinture du businessman type, du capitaliste à la bonne conscience, baptisé tardivement "self made bastard".


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Parce qu’il veut récupérer Maria dans son giron, le Big Boss fait donc appel à Bill Dolworth et Rico Fardan, celui-ci encore coiffé du chapeau à bords plats des doughboys de Pershing. Tous deux combattirent avec Zapata pour des raisons que taisent la pudeur, la honte ou la prudence. Par goût du gain et de l’aventure, prétend aujourd’hui Bill. Par amour pour sa femme massacrée par les Federales, peut-être pour Rico. Pour eux, l’heure du désenchantement a sonné. Installés à leur compte, ils sont désormais soldats de fortune. Mais cette mission au-delà du Rio Grande va les confronter à Jesus Raza, leur ancien camarade d’armes, et donc à l’idéal de jeunesse qu’ils ont par la suite trahi. La façon dont ils réagissent semblablement à l’expérience commune prouve l’étendue de leur remords et la qualité de leur engagement passé. Associés à Hans Ehrengard, amoureux des chevaux, et Jake Sharp, archer hors pair, ils entreprennent une longue marche à travers le sable roux et les gorges infernales du désert. Cette trajectoire s’organise selon des rapports de force, des vecteurs et des angles en constante mobilité. Les quatre gringos déjouent les pièges à l’aller et préparent le retour en le jalonnant d’embûches pour les éventuels poursuivants. Ils synchronisent leurs montres, étudient au tableau noir le plan des opérations, font suer le burnous et la nitroglycérine, escaladent les pitons rocheux, décochent à l’arc des tirs de 75, prennent les trains en marche, sans jamais oublier de cogiter. Chacun est doté d’une spécialité irremplaçable qui le fonde et le définit : le palefrenier, l’éclaireur, le dynamiteur, le stratège. Et pour leur donner vie, tous les comédiens apportent un concours décisif à une troupe homogène, convaincue, abreuvée de coups de soleil, d’exploits athlétiques et d’instructions précises, depuis Burt Lancaster, débordant de sève et de séduction canaille, jusqu’à Lee Marvin, formidable d’économie et d’autorité, en passant par Jack Palance, qui insuffle aux scènes culminantes une âpreté rageuse et désespérée, et l’allurale Claudia Cardinale, dont la chavirante beauté incendierait un iceberg (gloups et re-gloups).


La première réplique de Dolworth a le ton de ces aphorismes de vieil ermite qui tombent avec l’évidence de l’œuf de Christophe Colomb : "Nous sommes les seuls animaux à faire l’amour face à face." Au-delà de la nuance parodique, c’est chez Richard Brooks cette même volonté de regarder les choses de front. S’il a pu verser dans le didactisme et la démonstration, il pratique ici un art percutant de la mise en éveil, en trouvant l’équilibre idéal entre agilité et efficacité, punch et technique, générosité et éloquence. Pour se conformer à des règles qui lui sont naturelles, il ne se met pas à l’écart d’autres lois, d’autres disciplines, au contact desquelles son expression s’épure et se condense au maximum : celles du western. De Huston surgissent les bandits hilares et menteurs à la machette menaçante et aux accroupissements mortels de la Sierra Madre. Comme au soleil de Vera Cruz reparaissent les révolutionnaires indomptables d’Aldrich. Comme dans les canyons des Vallées de la Mort et du Feu s’épanouit un sens du décor à la fois sévère et grandiose digne du meilleur Anthony Mann (la palette rouge et jaune est signée Conrad Hall, soit l’un des plus brillants chefs opérateurs de son époque). Comme ce goût précis de l’itinéraire, le statut hyper-professionnel, compétent, intelligent des personnages, leur esprit de décision et leur avarice de scrupules font écho à ceux des créatures hawksiennes. Comme encore la science des affrontements armés dans des sites à la topographie millimétrée, tour à tour hostiles ou complices, indifférents ou partisans, l’économie des déplacements d’effectifs jamais perdus de vue ou de mémoire renvoient moins à l’expert balistique John Sturges qu’au tacticien du décor Budd Boetticher. Or, sur un tel sujet d’action impérieuse, où le geste matérialise instantanément l’idée, où l’ingéniosité n’est rien sans l’adresse manuelle, où l’homme maîtrise l’élément par l’objet, le traitement d’une nature tangible, dynamisée, dotée de relief et saisie par un réseau très ferme de travellings secs et de panoramiques cascadeurs, est une condition indispensable de crédibilité.


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Narrativement comme psychologiquement, le récit n’en finit pas de se déployer, se déplier, les comportements et les dires de négocier les virages en épingles à cheveux d’un jeu serré qui passe trompe-l’œil et faux-semblants au tamis de la thèse et de l’antithèse. Sur le terrain mouvant de la méfiance et de la ruse, on ne sait jamais qui est la victime et qui le coupable, qui est digne de confiance et qui ne l’est pas. Au beau milieu du long-métrage, exactement quand Raza s’assied sur le lit de Maria sous le regard clandestin et incrédule de Dolworth et Fardan, le film pivote sur ses gonds comme une lourde porte bien huilée qui va désormais montrer le dessous des choses. À l’issue de l’aventure, même Bill, l’élément le plus vénal, le plus nihiliste, le plus antisocial, le moins sentimental de tous, aura effectué un retour complet sur lui-même et accepté les principes de lucidité active que son meilleur ami aura concrétisées au prix de son revirement ultime. Ce cynique gouailleur, cet individualiste blasé qui a sans cesse besoin de courir des risques solitaires, cet exhibitionniste irréfléchi qui perd toujours ses pantalons et qui ne croit pas en l’amour n’hésite pourtant pas à faire basculer sa vie lorsqu’il s’y convertit (changement auquel prépare graphiquement le réalisateur quand, décroché d’une potence, il cesse de voir le monde à l’envers). C’est sa rencontre sanglante avec Raza et leur compagne, la pistolera Chiquita, qui le convaincra et convaincra Rico, comme par télépathie fraternelle. Il laisse ce dernier donner les ordres, décider de la stratégie, mais une fois son opinion faite sur Maria, il l’asticote jusqu’à le faire changer d’avis. Cette liberté de chaque instant fait sans doute de lui le porte-parole du cinéaste, ami de toutes les bonnes causes et non d’une seule, mais aussi un libérateur par intuition, un forniqueur touché par la passion, finalement un cupidon voyou.


Car s’il est une leçon dispensée par le film, c’est bien le démantèlement des alibis que s’octroie l’Amérique pour justifier partout son action politique. Après l’Espagne, Cuba, le maccarthysme, et à l’heure du bourbier vietnamien, Brooks éclaire le reniement de la tradition libérale de son pays. Il accuse la façon dont l’Oncle Sam finance des mercenaires et les envoie de par le monde écraser les va-nu-pieds dissidents, sous prétexte de police idéologique et de sauvegarde du droit de ses ressortissants. La tragédie tient à ce que cette raison soit celle du plus fort, et que la voix des hommes de cœur ne s’élève qu’avec une timidité toujours plus étouffée. Si l’étreinte conclusive de Raza et Maria est poignante, c’est parce qu’ils sont alors à la merci des puissants et que leur sort dépend d’un simple coup de dés moral. Seul un rigorisme facile, joint à un goût romantique des causes perdues, conduit le citoyen yankee à rejeter en bloc les révolutions pour leur impureté inévitable, leur nocivité finale, leur vanité criminelle, à prôner un statu quo dépourvu d’espoir et de foi qui accepte comme définitives la loi de la jungle et la logique aveugle de l’argent, utilisé dans des perspectives réactionnaires. L’éthique de Raza et des siens, au contraire, exige pour survivre un langage peu châtié (voir le "Go to hell !" de Maria à Dolworth), toutes les formes de vol et de violence, ainsi qu’à l’occasion de circonvenir l’adversaire en couchant avec lui. Maria et Chiquita sont des héroïnes dignes de l’antique, des putains mythologiques, hors du commun. Comme Judith, elles ouvrent leurs bras à l’ennemi pour lui faire embrasser la cause ou mieux l’assassiner. L’amour ne saurait ici se contenter d’eau fraîche ni de pulqué. Et la Révolution est une femme qui vaut bien 100.000 dollars. Elle restera au Mexique, avec l’homme qu’elle a toujours aimé. In extremis, le film remet en cause une autre morale, tout aussi américaine : celle du professionnalisme. Le quatuor accomplit sa tâche en ramenant Maria à Grant, pour l’honneur et par respect de la parole donnée. Mais ses membres dépassent une telle attitude, la critiquent en l’annulant et renvoient la séquestrée à son libre destin. Who are the good guys ? Who are the bad guys ? À la fin, Brooks a répondu.


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Thaddeus
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le 18 sept. 2022

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