Lentement. Le train s'arrête. À quai, les silhouettes descendent. À la hâte, les inconnus s'empressent. Machinalement, une femme s'isole dans une cabine téléphonique. Personne. L'appel n’a pas trouvé correspondant. Elle finit par emprunter les marches de l'escalier. Instinctivement, le plan introductif reprend sa composition originelle. Le défilement de trains et de lieux monotones, associé au détachement perceptible d’Anna renforcent notre désarroi. Les vides s’approfondissent et le spleen s’intensifie au fil des minutes. Le Présent n’est qu’une séquence perpétuelle de moments dans lesquels la réalité se révèle telle qu'elle est, brute, lente, continuelle - Réalité tout à la fois désincarnée et pleine de détails. Selon la perception. La chambre d’hôtel au papier jauni. Une autre où le rideau dévoile de la fenêtre des voies ferrées. D'une réception silencieuse à un hall de gare austère. D'une chambre impersonnelle à un compartiment de train obscur. D'un couloir d'hôtel à un autre couloir puis au corridor étroit d'un wagon ; les fragments de temps s’étirent, s’étiolent, se dilatent, l’un après l’autre dans une succession sans teneur substantielle ni sens précis. L’Essence se niche dans les yeux d’Anna, ce regard à la fois flegmatique, pénétrant, lucarnes d’un gris-bleuté teinté par une mélancolie douce qui abrite une insondable intériorité. Face aux balbutiements des inconnus, Anna reste brève, impassible. Certains se rendent à Paris. D’autres restent en Allemagne. Quelques-uns dans un autre endroit du monde encore. D’entrevues aléatoires restées à la phase d'interaction quasi-stérile aux retrouvailles éphémères d’avec la mère, cette suite de rencontres ne fait que davantage renforcer la solitude. Un esseulement béant dans ces espaces géants, de métropoles désincarnées en gares inanimées, méticuleusement dressés en plans immobiles, impersonnels, allongés et rallongés, donnant cet effet de rapprochement momentané d’anonymes qui interagissent mais qu’une distance immense sépare finalement.
Lentement. La machine avance dans la nuit. L’itinéraire de cette femme réalisatrice dont on ne verra le travail se poursuit dans ce désert habité. Par Annalogie, tout un chacun agit en Réalisateur de sa propre Vie. Bruxelles ‘Central’. Chère Maman. Errance. Fuite ? Les « films sont comme des trains, vois-tu, des trains qui avancent dans la Nuit ». Anna est partout et, nulle part à la fois. Déracinée. Alter ego de Chantal. Et, dans ce décor -banal à pleurer- c’est corps contre corps, qu’elle retrouve son amant, Gare du Nord. L’écran cathodique affiche un blanc entrecoupé par quelques bandes horizontales noires. La baie vitrée laisse entrevoir un horizon noir troublé par quelques pointes de lumières blanches des immeubles alentour. La poésie visuelle de Chantal Akerman opère et prend sa pleine mesure esthétique dans ce dédale de cadres, de symétries et de tableaux lents qui défilent, tel un paysage aperçu de la vitre d’un train en marche. L’échappée atteint son paroxysme dans un taxi où la pérégrination nocturne éclairée des néons Place Blanche mettent en lumière la quintessence profonde, la sensibilité, toute la consistance intime d’Anna. Un filtre se perce : c’est à ce moment précis, intense, véritable, après l’avoir accompagné dans son périple et ses rendez-vous, qu’elle nous apparait alors plus présente et plus consciente que jamais, comme dans un surgissement primordial des abysses de l’amertume. À nouveau une chambre. S’enfonce la nuit. Dans le cloitre de sa chambre intérieure, le répondeur téléphonique vient à peine déranger l’isolement par un récital de banalités et de destinations futures. Lausanne, Genève, Zurich. Hôtels réservés. Emploi du temps complet. Demeure, peut-Etre, l’incommensurable incomplétude du Cœur.