"Les sentiers de la gloire" est un film de Kubrick datant de 1957. Il est tiré d'un puissant roman d'Humphrey Cobb écrit en 1934 et qui ne fut traduit et édité en français (en Belgique, en fait) qu'en 1958. J'ai trouvé, par hasard, un exemplaire de ce roman chez un bouquiniste lyonnais dans les années 90. On peut dire que le film s'inspire fidèlement du roman mais donne un peu plus de perspective.
Mais revenons au film : il évoque une des pages les plus noires de la première guerre mondiale relative à ces exécutions "pour l'exemple" de soldats accusés de désobéissance et de lâcheté devant l'ennemi.
Un point clé du film est qu'il met en évidence une hiérarchie militaire qui dispose d'un pouvoir individuel excessif, illimité en matière de gestion des hommes.
Par exemple, un général (Broulard) décide à son niveau de lancer une attaque d'une côte 110 réputée inaccessible alors même que ses subordonnés immédiats (général Mireau) soulignent l'état de fatigue et le manque de moyens. Mais voilà, c'est sa marotte du jour… Il use alors de la carotte (une étoile supplémentaire) pour le convaincre et ça marche. Ainsi "accroché", le général Mireau enragera, devant l'échec manifeste de l'attaque, de voir la nième étoile lui échapper au point de prendre des décisions inacceptables.
Mais il y a d'autres exemples dans le film plus "ordinaires" comme par exemple celui du lieutenant pris de panique lors d'une patrouille qui fait valoir son galon face au soldat pour justifier son attitude tout aussi inacceptable.
Et ce pouvoir n'a pratiquement pas de contrepartie puisque le tribunal de justice militaire est de toute façon acquis à la haute autorité militaire (puisque nommée par elle). Et ce n'est pas du côté des autorités civiles, qu'il faut aller chercher car tous sont impliqués dans ce conflit qui est devenu, au fil du temps, un véritable bourbier.
Un autre point-clé est la déshumanisation de la hiérarchie militaire qui fait commerce trop facilement de la vie humaine et qui fait qu'on oublie qu'on a affaire à des êtres humains. Cela se traduit par un clivage énorme entre les officiers et la troupe, une incompréhension totale.
L'exemple du Général Moreau est bien caractéristique. Le film le sous-entend mais cet homme a dû - en son jeune temps - connaître la guerre, les batailles puisqu'il en porte une balafre sur le visage. Bref, accordons -lui qu'il fut un ancien homme de terrain qui sait ce que c'est. On pourrait s'attendre à une compréhension. Et d'ailleurs sa première réaction, purement technique, face au général Broulard est bien de rappeler que la vie d'un homme est importante et que la côte 110 est un objectif impossible. Or que voit-on ? Un homme qui, parvenu à sa position actuelle, n'a plus comme ambition que le prestige, une étoile de plus, que Broulard lui agite sous le nez. Et tous les principes moraux (patriotisme, victoire de la France, vie des soldats) s'évanouissent.
Et lorsque cet ancien homme de terrain va sur le terrain, il pose des questions stéréotypées à quelques soldats dont il attend une réponse stéréotypée. Et lorsque la réponse ne vient pas, il gifle le soldat. Au passage, je me rappelle une scène quasi identique dans le film "Patton" de Shaffner où Patton, obnubilé par sa rivalité avec Montgomery, oublie complètement qu'il a affaire à des hommes et non à des pions dont on attend qu'une seule attitude, celle de servir aveuglément (son objectif personnel).
Mais attention, même un officier intègre, droit dans son jugement, respectueux de l'homme, comme le colonel Dax doit pouvoir se faire obéir dans des situations difficiles et ne peut qu'oublier la condition des hommes qu'il envoie et accompagne au carnage (avec un sifflet).
Le film de Kubrick est un chef d'œuvre en terme de réalisation. Des plans serrés des tranchées qui renforcent l'idée de confinement, de promiscuité, des plans larges de l'arrière (le château des généraux, la salle de bal, les bureaux) qui soulignent le confort et la belle vie. Le suivi de l'attaque en plongée donne une visibilité à l'action et à l'impossibilité de réussite. Le positionnement de la caméra durant le procès. La musique dont une Marseillaise pour l'entrée en scène.
L'interprétation est aussi d'un excellent niveau. Kirk Douglas est formidable dans le rôle du colonel Dax. Son personnage, pris entre deux logiques militaire et humaine, sait trouver les limites de fonctionnement.
Le Général Broulard est interprété par Alfred Menjou (américain d'origine française) et le Général Mireau est interprété par Georges Macready.
Mais je voudrais terminer par la dernière et très belle scène d'un bistrot de campagne où les soldats au repos, boivent, se défoulent, crient et sifflent à l'annonce qu'une artiste allemande (future épouse de Kubrick) va chanter pour eux. Et peu à peu on voit les vieux et jeunes briscards se taire pour écouter la chanson "Marjolaine " en allemand et en reprendre l'air. On voit surtout les visages burinés, prématurément vieillis par la guerre, écouter et chanter avec passion, la larme à l'oeil, cette chanteuse, venue du camp ennemi, capable de les charmer. J'y vois une lueur d'optimisme et d'humanité.