En parallèle à la Convention nationale démocrate qui se tient à Chicago en août 1968, le parti Yippies (Youth International Party) et le Mobe (Comité national de mobilisation contre la guerre) organisent un festival de la jeunesse pacifiste, avec pour projet de manifester contre la guerre au Vietnam et le président Lyndon B.Johnson. Le film nous replonge à l’aide d’images d’archives et de reconstitution dans la genèse et au cœur de ce rassemblement que rien ne prédestinait à devenir l’émeute sanglante qui a fait trembler l’Amérique. Ce sont 10 000 manifestants pacifistes qui ont fait face aux 23 000 policiers et gardes nationaux appelés par le maire de Chicago. Ces « faiseurs de troubles professionnels », comme les qualifient les responsables politiques, auraient provoqué l’émeute, et la brutalité de la police s’est retrouvée largement justifiée auprès de l’opinion publique. L’affaire en réalité est plus délicate. Les responsabilités dans le déchaînement de la violence sont difficiles à attribuer, et pour un temps elles restent en suspens.
L’année 1969 est marquée par un événement capital de l’histoire des Etats Unis, lié au premier : le procès des sept de Chicago. L’heure est aux règlements de comptes et pour le président tout fraîchement élu, Richard Nixon, c’est l’occasion de porter un coup fatal à la gauche radicale en ressuscitant l’affaire des émeutes de Chicago et en s’en prenant à ses leaders : Abbie Hoffman, Jerry Rubin, David Dellinger et Tom Hayden... Tous sont des militants pacifistes qui ont organisé la mobilisation à l’occasion du Congrès démocrate de 1968, ils sont les boucs émissaires tout désignés pour notre affaire. Mais ce que la plaidoirie de leurs avocats nous révèle, c’est qu’à part leur présence lors de la manifestation et leur opposition à la guerre, ils ne partagent rien. Même leurs convictions idéologiques divergent. Alors comment ces sept hommes ont-ils été amenés à être jugés ensemble pour le même motif de conspiration contre le gouvernement ?
Abbie Hoffman et Jerry Rubin sont deux anarchistes fondateurs du parti Yippies, véritables archétypes du mouvement hippie, personnages hauts en couleur et à la répartie inimitable. David Dellinger quant à lui est un père de famille engagé dans le mouvement anti-guerre et un objecteur de conscience de longue date. Enfin Tom Hayden est le dirigeant de l’organisation Etudiants pour une société démocratique, devenu l’une des figures de proue du Mobe lors des manifestations de 68.
Les juger ensemble, relève d’une manœuvre stratégique du gouvernement pour en faire les tenants d’un même complot visant à renverser tout le système. Il s’agit d’alimenter à travers eux la haine de l’opinion publique pour la gauche. Seulement, on peut légitimement se demander si cette manœuvre est réellement habile tant elle paraît évidente. En effet le gouvernement américain n’a rien laissé au hasard pour parvenir à inculper les sept : espionnage par le FBI, témoins achetés, jurés menacés… Une dernière donnée est particulièrement révélatrice, aux sept hommes de Chicago s’ajoutent un dernier accusé : le huitième homme du procès Bobby Seale, cofondateur du Black Panther Party qui n’était même pas organisateur du rassemblement à Chicago. Tout le ridicule du procès transparaît après coup, avec son juge tout acquis aux intérêts du gouvernement, tellement étranger au principe d’impartialité. On se retrouve dans un pur procès politique digne des pires heures du Maccarthysme.
On veut faire un exemple en condamnant ces militants antimilitaristes populaires, et si l’on scande devant le palais de justice le slogan « le monde entier nous regarde » c’est parce qu’il s’agit d’un des procès politiques les plus scandaleux de l’histoire américaine. Le film réalise une critique acerbe de la présidence Nixon qui n’hésitait pas à utiliser et manipuler à sa guise le système judiciaire pour raviver le spectre du complot gauchiste. Il sait rendre compte de l’instrumentalisation de la justice locale américaine, avec ses partis pris et préjugés idéologiques. La justice à l’américaine a toujours été source de malaise pour le spectateur européen, pris à témoin par le cinéma engagé, avec des œuvres militantes comme Sacco et Vanzetti de G.Montaldo. Ce malaise est ravivé avec une sinistre récurrence par l’actualité. Combien d’affaires récentes de violences policières ayant causé la mort de noirs ne sont pas suivies par de véritables condamnations des policiers incriminés ?
Cependant, le réalisateur Aaron Sorkin ne révolutionne pas vraiment le cinéma en partant en croisade aux côtés de militants pacifistes contre le gouvernement américain des années 60. Ces dernières années nous avons tous vu triompher les films dans ce genre. Le public raffole des films manichéens aux héros pleins de bons sentiments, réduisant l’affrontement à deux camps. Comme a pu le dire Thomas Snégaroff lors de la discussion qui a suivi la projection, au final, c'est toujours l'Amérique qui gagne. Seulement à mon sens il ne se contente pas d’exploiter un filon. Il soulève aussi une question passionnante : et si la rébellion contre-culturelle contre le système capitaliste américain n’avait finalement fait qu’alimenter le système que ces militants avaient pourtant juré de détruire ?
Si des décennies de rébellion contre-culturelle n'ont rien changé, c'est parce que la théorie de la société sur laquelle repose l'idée contre-culturelle est fausse.
La thèse de Joseph Heath et Andrew Potter dans Révolution consommée semble peu à peu s’être frayée un chemin, c’est ce qu’il me semble percevoir dans l’affrontement idéologique opposant le yippie Abbie Hoffman et le socialiste Tom Hayden. Le premier en appelle à la révolution culturelle par la rébellion tous azimuts, le second prône la participation à la démocratie politique pour faire triompher la gauche et ses valeurs. Un seul dialogue entre les deux suffit : si le camp républicain a emporté les élections présidentielles de 68 c’est précisément à cause des acteurs de la rébellion contre-culturelle.
Les hippies, les étudiants maoïstes et d’extrême gauche, tous auraient succombé à l’attrait d’une révolte se menant par des actes de résistance culturels au nom de valeurs de liberté et d’individualité : adopter un certain code vestimentaire, mode de vie… Ces actes ont fait gagner en visibilité à leurs idéaux, c’est ce qu’objecte Hoffman, mais dans les faits ils n’ont en rien déstabiliser les grandes puissances. Pire encore, ils auraient été contre-productifs en évinçant le socialisme comme fondement de la pensée politique subversive et en décalant l’attention médiatique des véritables enjeux de la lutte, qui sont d'abord économiques avant d'être culturels. Les tenants de la rébellion contre-culturelle ont rendu service au pouvoir et ont peut-être même renforcé le système capitaliste, c’est ce que défendent Heath et Potter. Le rejet de toute forme d’autorité et des règles indispensables à la vie sociale (valeurs libérales par excellence) ont constitué un terreau favorable pour l’individualisme libéral. C’est ce qu’illustre la reconversion dans les années 80 du fondateur du parti Yippie Jerry Rubin dans les affaires. Son cas n’est pas isolé, ce sont des milliers d’hippies qui sont passés du côté des yuppies (young urbain professional).
Il n’y a pas lieu de douter de leurs bonnes intentions, le film nous montre bien assez les sacrifices auxquels sont prêts à consentir les 7 de Chicago pour voir triompher leurs idéaux et valeurs, mais ce qui est indéniable c’est que la supercherie de la contre-culture a détourné le socialisme de la voie des urnes.