...vu très jeune, au cinéma, seul...

...restait une impression de malaise un peu brumeuse...

...revu hier soir avec mes filles ( adultes )...

...le malaise se confirme, et la brume.


Au point qu'une de mes filles n'a pas supporté de regarder tout, s'est écartée, a du continuer de loin, et que j'ai flanché aussi à certains moments ( on est pourtant loin de la cruauté et de la crudité de certains films ou séries actuels, mais le sentiment de malaise est associé à de la perversité intellectuelle, perversité assez diffuse ). Pourquoi ?

Le film n'a, à première vue, rien de redoutable.


Le scénario entier tiendrait sur une compresse stérile :

s'il n'y avait pas un vague rebondissement à mi-chemin, avec les policiers qui organisent un "piège" ( rebondissement pas passionnant en soi, à première vue, mais qui, à la réflexion, rajoute une couche de perversité ), on aurait à peine de quoi durer 40 minutes.


le casting est correct mais sans rien de saillant :

La fille du prof, Christiane, au physique particulier, sans doute le plus remarquable du film, réussit, malgré son jeu assez banal, à être dérangeante et effrayante, et pas uniquement à cause du masque.

Le professeur est assez quelconque. On aurait pu avoir un exalté, un Méphisto, ou un apprenti-sorcier, un dr Frankenstein, ou une personne rongée par le remord ( d'avoir défiguré sa fille, d'avoir sacrifié des kidnappées...), ou un Féanor brûlant d'hubris, un père trop aimant...on ne sent rien de tout ça :

Franju a fait le choix d'un chirurgien bourgeois ( on pourrait dire un "mandarin" ) de clinique privée, très modérément émotif MAIS PAS AU POINT D'ETRE INTERESSANT PAR SON ABSENCE D'EMPATHIE, il semble motivé par 2 choses : réparer les dégâts faits à sa fille et réussir une expérience chirurgicale inédite.

...sans qu'une des deux motivations l'emporte clairement....

Reste un physique, une certaine stature, une certaine autorité d'homme qui n'a pas l'habitude d'être contredit, déplaisant mais sans grand charisme ni intérêt particulier.

Sa complice ( sans doute sa maîtresse, mais le film ne s'aventure pas vraiment sur ce terrain, considérant sans doute qu'un enjeu sexuel détournerait l'attention du principal ), typée "étrangère avec accent et maquillage vaguement exotique" sans qu'on sache bien d'où elle est censée venir, assez dénuée de scrupules, pas totalement inintéressante au départ mais finalement assez ordinaire, avec elle aussi une double motivation :

aider le prof à réussir son grand-oeuvre et lui montrer sa gratitude pour avoir réparé son visage ( + éventuellement une attirance sentimentale ? ).

...double motivation qui aboutit à des demi-caractérisations un peu molles;

Les victimes, jeunes filles ressemblant un peu à la fille du prof, assez neutres, le film déployant peu d'effort pour nous y intéresser, une fois passé le simple sentiment de pitié normale.

l'ex de la fille du prof, très très neutre et mou lui-aussi.

les 2 flics, qui semblent jouer dans une comédie policière très moyenne, dialogues et jeu...

la secrétaire de la clinique, lambda et neutre à souhait.

les chiens, pas mal. Plus expressifs que la plupart des acteurs.

( chiens qui nous étonnent un moment par leur diversité, quand on s'attend à voir des molosses identiques qu'on lâcherait dans le parc pour interdire toute intrusion - on s'attend déjà à les voir poursuivre une fugitive, attaquer un sauveteur, on se trompe : leur utilité pour le prof est autre, ils sont cobayes eux aussi, et la fin dévoilera leur usage symbolique pour le film )

les blanches colombes, blanches et colombesques comme il se doit, purement utilitaires.

...sans oublier 2 actrices importantes, la 2CV et la DS, qui ont une présence incroyable dans tout le film, et beaucoup plus de charisme que les humains ( Christiane exceptée ).

Les scènes ( assez longues ) de petite routes de campagne la nuit jouent un rôle important. Très normales pourtant, elles parviennent à nous plonger dans une ambiance très particulière ( avec ou sans horripilante musiquette ).


les décors sont assez ordinaires ( Paris et "manoir" dans la campagne parisienne, petites routes de forêt, bords de rivière ) mais joliment photographiés, et d'ailleurs en général l'image ( photographie, lumières, compositions, costumes ) est jolie et propre comme une belle photo des années 60

...mais sans rien de frappant, de singulier.


les dialogues sont corrects sans génie, un peu convenus sans être trop désuets ( nettement moins ridicules que dans un hitchcock ! )


le son très propre et assez neutre, soigné, avec juste la mélodie horripilante qui revient régulièrement ( au début on se dit AAARGH, faute de goût que cette ritournelle grinçante cliché thriller de pacotille, pourvu que ça ne dure pas tout le film...et en fait on comprend ensuite que le réalisateur l'utilise sciemment pour crisser sur nos nerfs façon craie sur un tableau noir ) ...


...alors que reste-t-il pour que ce film surnage ainsi ?

...et nous perturbe ?


Il reste la mise en scène.

Exactement comme les mains du chirurgien, posément, tracent sur les visages de ses victimes les contours qu'on va voir inciser lentement au scalpel, la mise en scène suit obstinément son lent cours :

ce qui doit advenir y advient toujours, régulièrement, sans accélérations, sans ruptures de rythme, sans vrai suspens ni vrai rebondissement...

Un programme s'accomplit sous nos yeux, et nous en sommes captifs.

...d'où, sans doute, la réaction de ma fille qui a soudain, refusé cette captivité et s'est écartée du film qu'elle trouvait trop pervers.

Pour le regarder de loin, prenant ce qu'elle voulait et refusant le reste.


C'est cette manière obstinée qu'a la mise en scène, de rouler lentement en ligne droite vers un horizon sombre, où on distinguerait les feux des rares voitures longtemps avant qu'elles nous croisent, qui vaut son titre à cette critique.

un des aspects dérangeants du film : il s'intéresse assez peu, en fait, aux victimes.

Il y a une sorte de compétition victimaire entre elles, victimes ordinaires, et Christiane, victime remarquable de son propre père qui l'a défigurée en refusant de conduire correctement sa DS ( qui est donc un instrument du crime ).

Indifférence envers les victimes :

Les jeunes filles enlevées sont charcutées comme des objets, on se débarrasse de leurs corps comme d'un déchet encombrant, et même la façon dont elles meurent semble assez indifférer Franju et les protagonistes : On ne parle pas même de meurtres.

La première -mais était-ce vraiment la première ? depuis quand durent ces essais cliniques ? - est, si on en croit le prof, morte à cause de l'opération;

A propos de la seconde, après l'avoir charcutée on parle de la soigner et de "l'alimenter", et "on verra ce qu'on en fera" ( mais quelle chance a-t-elle de survivre après s'être fait voler son visage ? )- mais elle se défenestre avant, ce qui simplifie les choses.

Au moment de libérer la troisième, le bistouri brandi par Christiane semble hésiter entre tuer et trancher les liens, comme si c'était un choix sans importance, finalement.

Même les policiers, malgré plusieurs indices, ne font pas d'énormes efforts pour elles. Le moins qu'on puisse dire est que ça ne les empêche pas de dormir.

Ils n'hésitent pas à faire chanter ( avec une sorte de bonhommie ordinaire ) une jeune voleuse occasionnelle, qui s'est fait pincer dans un magasin, pour en faire un appât dans une machination compliquée qu'ils ne maîtrisent pas bien, et dans laquelle ils s'impliquent fort peu, la laissant finalement à son sort après l'avoir livrée au criminel.

Le moment où ils viennent interroger le prof, encore en blouse d'opération, alors que l'appât est ligotée sur la table pas loin, le contour des incisions déjà dessiné sur le visage, et finalement tournent les talons bredouilles, le laissant libre de continuer, est à la fois une des rares vraies surprises du film, et en même temps un de ces moments les plus réalistes, hélas ( si on repense à plusieurs vraies affaires où les pandores sont passés à quelques mètres de victimes bâillonnées, ont interrogé le suspect et sont repartis ).

Cette scène qui conclut en queue de poisson tout un enchaînement compliqué apporte au film un surcroit de perversité : les policiers abandonnent à son sort horrible, par cette sorte de molle indifférence, ce manque d'intérêt sincère, la jeune fille qu'ils ont forcée à servir d'appât.

Même l'ex de Christiane, qui l'a pourtant entendue au téléphone, qui a reconnu la description du collier de la complice, qui a tramé avec les policiers un piège, semble hausser les épaules comme pour dire "bon, tant pis alors" d'une voix étouffée en continuant à travailler avec son beau-père criminel.

Et quand le commissaire lui tapote l'épaule avec une remarque paternaliste sur les peines de coeur qui guérissent vite, il ne dément pas.

Même le père de la première victime, devant la morgue, apprenant que le prof a identifié la morte comme étant sa fille, ne demande pas à voir le corps, n'insiste pas. Apathie. Faible motivation de tous ces hommes.

Comme si le brouillard élégant qui ouate les décors s'était infiltré, aussi, depuis longtemps dans les têtes ;

Christiane a un statut de victime plus qu'ambigu : elle ne s'oppose pas au sacrifice des jeunes filles, elle caresse même le visage de l'une d'elles, qui va lui être destiné. Elle assiste au charcutages et s'en accommode.

Le conflit avec son père ne s'exprime que dans deux directions ( dont aucune ne relève de la morale, mais bien de l'égoïsme ) : Elle lui reproche l'accident initial. Et elle lui reproche ses échecs à lui rendre un visage.

Jamais le film n'aborde un éventuel sentiment de culpabilité de Christiane à l'égard de celles qu'on sacrifie pour elle.

Jamais elle n'exprime d'horreur à l'idée de porter un visage volé à quelqu'un.

Son seul élan d'empathie semble destiné aux chiens.

Et c'est seulement quand elle arrive à la conclusion que son père ne parviendra pas à lui donner un nouveau visage viable, qu'elle enclenche la destruction de tout cette mécanique perverse, sans sembler en tirer d'émotions particulières, comme l'accomplissement d'un acte logique.

Et on assiste mécaniquement à cette destruction aussi bien réglée que l'était l'accomplissement des crimes.

Tout se passe comme si Franju composait un film-écrin autour d'elle. Cette façon de réunir un casting de personnages sans grand éclat ; de les faire jouer correctement, sans plus ; comme si un seul diamant devait briller dans cet écrin.

Le masque qu'on lui fait porter est très spécial : il ne correspond pas du tout à ce qui serait indiqué médicalement parlant pour des chairs suppliciées, c'est une réplique de son vrai visage avant destruction, plus stylé que pratique.

Blanc, absurdement ( qu'est ce qui empêchait de le colorer à l'imitation de la peau? ), Il a l'entre-deux humain-inhumain d'un mannequin de vitrine, à la fois expressif et inexpressif.

Le grand réalisateur tchèque Jiří Trnka ( films de marionnettes animées ) utilisait des visages fixes, sans possibilités de mouvements faciaux et de déformations, en créant des formes de visages telles que, juste en jouant des positions et des ombres et lumières dans les reliefs convexes ou concaves des visages, il parvenait à les rendre expressifs (plus tard, "perfectionnant" sa technique, il opta pour des visages vraiment animés, ce qui est dommage).


Il y a de ça dans ce masque des yeux sans visages, et dans la façon dont Franju en tire une sorte d'expressivité figée, à la Paul Delvaux.


Plus tard dans le film, on remarquera des mouvements de lèvres sur ce masque. C'est absurde, et on perd plus qu'on ne gagne à ce perfectionnement - la masquée perd l'intensité de son aura sans y gagner d'expressivité.


Un motif récurent du film est l'échec. Echecs répétés du père, bien sûr, mais aussi de l'ex, des policiers : les rares à réussir quelque chose sont la complice criminelle ( elle kidnappe efficacement ses proies, se débarrasse très bien de leurs corps...) et Christiane, qui à chaque fois parvient à ses fins, et met sans difficulté un point final à toute cette entreprise, à l'instant où elle le décide, accomplissant son propre programme avec une réussite qui fait défaut aux mâles.


On a le sentiment d'un film assez peu peuplé - tout ça se passe entre quelques personnes, comme du théâtre filmé, même la police semble réduite à deux flics dans un grenier, et dans les rares moments où on voit du monde - dans Paris - c'est pour sélectionner les proies, comme si le monde humain, les rues, la ville, n'existaient que comme un vivier où aller fugitivement pour puiser des jeunes filles conformes.

Il y a le monde du film, peu peuplé, entre-soi, et à côté le reste du monde, le "vaste monde". Les criminels y choisissent leurs victimes, puis les font entrer dans leur petit monde où ils les réifient.


On en vient à se demander s'il faut voir dans cette réduction une allégorie, une métaphore, la petite bourgeoisie qui vampirise la jeunesse populaire ? le milieu médical qui chosifie les patients ? un père abusif ?

malgré ses pistes et ses sur-significations ( les cages, les colombes, les éléments de décor...) le film de Franju ne tranche pas vraiment.


Un comble pour une histoire de bistouri.


moranc
7
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le 19 déc. 2023

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