Tu comprendras quand tu seras grand
La monoparentalité nous la connaissons, que ce soit au cinéma, dans les livres ou chez nous, à la maison. La monoparentalité est rebattue dès la naissance, nous échauffe les oreilles, traverse nos vies pour certains comme une brise qu'on ne remarque même pas, pour d'autres comme un ouragan qui laisse derrière lui des foyers abîmés. Que différenciera Libero de ce que nous avons connu, de près ou de loin ? Quelle pierre pourra-t-il donc bien apporter à cet édifice déjà trop haut, fondu dans le paysage ? Un premier élément de réponse est à chercher dans le regard, ici parfaitement ambivalent, porté à la situation : la monoparentalité est un mode de vie partagé par le parent comme par l'enfant, un quotidien qui s'étire sur des années et qui trouve ses racines dans le mal être des parents eux-mêmes. Dans Libero tous trinquent : les deux enfants, d'environ dix et douze ans, puis les parents, reflets abîmés et perdus de leur propre progéniture, eux-mêmes vieux gosses dont la vie a, quelque part, déraillé pour les laisser en proie à l'aveuglement mental. Libero traite de la souffrance de l'abandon, de la course permanente à un amour familial fragile, en réalité utopique, qui pointe le bout de son nez puis s'en va à la faveur d'une crise comme cette famille en vit tant. Le film dresse d'abord le portrait d'une paix, puis il en montre une à une les fissures ; enfin il s'y engouffre de front, minute des explosions de rage qui soufflent un amour fragile, organise sa reconstruction. C'est une boucle infinie où chacun des personnages se met en quête d'un peu de bonheur, avant de déraper, toujours, dans une haine et un déchirement qui secouent les tripes puis s'en vont avec un naturel qu'on met du coeur à feindre.
La violence conjugale est abordée au même titre que la maltraitance des enfants ; les thèmes sont extrêmement graves et apparaissent à l'écran comme tels, pourtant le film parvient à s'élever à un niveau de lecture supplémentaire grâce à cette restitution bouleversante de l'espoir effleuré, ces instants de flottement paisibles où chacun semble enfin pouvoir prétendre à la joie de vivre ensemble. Libero trouve une authenticité tragique et magnifique dans sa représentation de la recherche de l'amour, joue sur la sensibilité de ses interprètes, la brutalité des coupes pour suggérer cette quête permanente de bonheur. C'est une famille qui se hait mais brûle de s'aimer ; c'est une famille dont les enfants voudraient pouvoir être heureux, déploient à l'écran toute leur force pour pardonner à des êtres abîmés sans toujours y arriver. Pour souligner l'instabilité extrême des sentiments, le film vogue entre bonheur et terreur ; laisse succéder à une scène d'amour simple le séisme d'une insulte, d'une gifle, d'un hurlement de rage qui agit comme un coup de poing dans l'estomac et laisse sonné, le souffle coupé. Il est beaucoup question dans Libero de dignité : dignité de l'enfant qui ne doit pas pleurer, dignité du parent qui, acculé, doit prendre conscience de l'horreur de ses actes. De très courts passages d'une force et d'une justesses sidérantes nous laissent dans l'intimité des adultes ; on y trouve comme chez les enfants cette soif inassouvie d'affection qui les poursuit comme un fantôme, les laissant incapables d'aimer. Le film pourrait être profondément négatif tant il s'attache à montrer que l'espoir n'est guère, dans ce petit club des souffrances, qu'une chose à laquelle on se rattache sans raison concrète. Cette montagne russe terrifiante se conclut pourtant sur la scène la plus belle, la plus puissante, la plus vraie qui pouvait être imaginée : Tommy, à la lecture d'une lettre de sa mère à nouveau disparue, verse la seule et unique larme du film alors que son bus l'amène toujours plus près de l'âge adulte. L'élégance de suggérer autant l'enfance définitivement brisée que la possibilité d'un avenir meilleur laisse le spectateur exsangue, comme à l'issue d'une thérapie de choc dont le message serait : tout est perdu, mais tout reste à faire. Dont acte.
Kim Rossi Stuart n'est pas un grand nom du cinéma, tout au plus s'est-il illustré en tant qu'acteur dans quelques drames notables de Michele Placido. Les films dans lesquels il joue passent inaperçus chez nous - Question de Cœur, l'Ange du Mal, autant de films méconnus qui devraient le rester. Pour nous autres Français, il faut dire qu'il n'a pas l'honneur d'avoir travaillé avec le trio de tête du cinéma italien qui s'exporte bien (Sorrentino, Costanzo, Garrone). L'acteur dose ses apparitions avec des choix tout personnels, pas forcément très convaincants. On est d'autant plus surpris de l'implacable réussite que constitue son Libero, qui brasse des thèmes dont rien ne laissait présager dans sa filmographie, avec un talent tout aussi imprévisible. Tout dans son film sonne juste, authentique, et témoigne d'une sensibilité à fleur de peau. Libero doit beaucoup à l'hallucinant naturel de ses interprètes, que Rossi Stuart dirige à la perfection, notamment les enfants, tout simplement criants de vérité. Alessandro Morace, qui incarne le jeune héros, tout en sanglots refoulés, en désarroi ravalé, est sidérant de justesse et poignant à s'en nouer les intestins. Le montage, la gestion du son, la photographie de nombreuses séquences (notamment de nuit, avec les adultes effrayants dont le regard est noyé dans l'ombre) témoignent d'un soin à la fois maniaque et inspiré. Le scénario, également, est très fin, s'interdisant un racolage dont d'autres ne se seraient certainement pas privés (la volubilité sexuelle de la mère, notamment, très mystérieusement évoquée) pour se concentrer sur le ressenti, de l'enfant et du parent.
Mais si le film délivre des sentiments aussi complexes, nuancés, c'est peut-être particulièrement grâce à Rossi Stuart l'acteur, tout simplement phénoménal, qui assure une grande partie du spectacle, jouant de son calme, de sa colère, du passage brutal de l'un à l'autre, pour annoncer la couleur des scènes. Son propre rôle est terrifiant d'authenticité, mais n'empêche pas pour autant une certaine compassion, une empathie permise par l'ambivalence de son regard de réalisateur, jamais phagocyté, entre l'enfant et le parent. Dans peu de films aura-t-on eu un exemple aussi probant de la fécondité que peut produire la double casquette de réalisateur et de premier rôle : sans prétention, Rossi Stuart se contente de s'octroyer un rôle finalement peu glorieux dans lequel il s'investit à fond, sans barrières, mais en même temps avec une profonde réflexion. Il y a chez lui une grande maîtrise, un potentiel presque infini, dans cette façon qu'il a de détecter, puis de montrer les différentes facettes de ses capacités d'acteur, sans se surestimer ni se sous-estimer, et, surtout, dans le respect d'un certain attachement intime à dévoiler une vérité qui semble lui venir du fond des tripes ; on ressent comme une mise à nu sans protection, une vibration intérieure d'une rare intensité. Même le phrasé italien, très coulant, est saisissant et joue un rôle important, dans le rythme des phrases, dans leurs sonorités chantantes, parfois joyeuses, parfois désespérées, parfois (ultra)violentes... C'est vraiment très, très impressionnant, et malgré de rares séquences un peu nunuche, Kim Rossi Stuart dresse à travers Libero le portrait sensible, intime et lucide d'une famille totalement cinégénique que beaucoup de cinéastes avant (et après) lui ont tenté de dépeindre, mais jamais avec autant de grâce ni de pertinence. Un miracle, sans doute, et l'un des plus grands drames italiens contemporains, si ce n'est le plus grand. Seul problème : on n'attend pas d'un tel état de grâce qu'il se reproduise, ce que confirme, jusqu'ici, le parcours chaotique de Kim Rossi Stuart, dont certains disent déjà qu'il a réalisé un chef d’œuvre par accident.
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