C’est le jour de la photo de classe annuelle pour Gary, la quinzaine et plein d’assurance, le genre de jeune homme qui n’a pas attendu Paul Thomas Anderson pour faire de sa vie un film. La preuve : il est acteur dans une émission télévisée new-yorkaise et réussit ses castings pour jouer dans des publicités. Seulement voilà, Alana, la vingtaine bien entamée, remonte laborieusement la rangée de jeunes adolescents et leur propose un dernier coup de peigne avant de se faire tirer le portrait. Elle ne pensait pas qu’elle se ferait draguer par Gary, et encore moins qu’elle avait le charisme, l’importance nécessaire pour être l’actrice principale d’un film. Pourtant, le plan séquence qui la suit depuis l’entrée du bâtiment persiste, s’arrête au niveau de Gary, capture son numéro bien rôdé, et repart dans l’autre sens, suivant le duo inattendu et inespéré, jusqu’à ce que date (ou retrouvaille, qu’elle appelle ça comme elle veut) soit gagné.
Ce tandem est bien original : la différence d’âge est conséquente à cette période de la vie, une relation amoureuse est carrément inimaginable. Seconde rencontre entre les protagonistes se fait au restaurant et le spectateur comprend rapidement que ces deux jeunes ne sont pas composé de la même matière. Lui est une pulsion, toujours prêt à entreprendre, que ce soit du démarchage sentimental ou téléphonique. Sa vie est une continuité de travellings dans lesquels il pourrait crier que c’est la fin du monde et qu’il n’y a plus de gasoil ou bien qui l’accompagnent pour s’empresser de retrouver les bras de l’être aimé. Mais elle… c’est l’aspiration. Courir n’est pas sa manière de faire. La caméra se plante fixement chez elle à table, dans sa chambre, ou lorsqu’elle regarde béatement un garçon quelques secondes sans qu’aucun mot ne parvienne à s’échapper de sa bouche, et que le réalisateur, n’ayant pas que ça à faire, coupe merveilleusement le plan pour passer à la suite. Hors l’être humain est un joli napperon pouvant s’imbiber d’un martini-olive qui se renverse. De la même manière, Licorice Pizza est en partie un film d’apprentissage de l’esprit américain, celui dans lequel on croit tellement à son destin qu’il se réalisera, peu importe la mesure de l’accomplissement. Et c’est comme cela que démarre ce film : Alana est embarquée dans les courses effrénées du jeune garçon tandis que Gary est attiré par la grande adolescente et sans bien comprendre que ce qu’il cherche vraiment se nomme apaisement et sérénité.
En explorant la Californie des années 1970 au gré des personnalités hautes en couleur qui l’habitaient plus qu’en fantasmant une époque révolue et ré-actualisée selon les standards de l’époque (West Side Story, Once upon a time… in Hollywood dans d’autres mesures), PTA continue de nous parler de son pays parcimonieusement, et donc intensément. Ces deux grands enfants qui partent à la conquête d’un peu tout (mais de quoi exactement ? peu importe ! c’était le cinéma, puis c’est devenu l’entrepreneuriat avant de virer à la politique pour Alana) croiseront la route du mari de Barbara Streisand (Bradley Cooper), d’un grand acteur sans doute inspiré de William Holden (Sean Penn) et d’un politicien progressiste (Benny Safdie, lui aussi considéré comme un espoir dans son domaine initial qu’est la réalisation). Ce petit monde entre en contact avec de grands visages du cinéma contemporain, comme pour rappeler la relativité de leurs propres désirs, qui seront toujours confrontés aux voeux dangereux des grands pontes de la Californie. Mais c’est au prix de ce luxueux casting que le film se permet de montrer comment les grands événements chamboulent des trajectoires individuelles. C’est la jalousie que suscite le réalisateur Jack Holden auprès de Gary qui le pousse à revenir vers Alana au cours d’une scène métaphysique où l’adolescent dira lui-même que le scénario prend un virage imprévu ; tout comme c’est bien le choc pétrolier de 1973 qui reconvertit les deux associés vendeurs de lits à eau en bénévoles auprès du candidat à la mairie de la ville. Le geste du réalisateur n’est pas simplement de faire dialoguer l’histoire avec ceux qui la composent, il s’agit avant tout de réviser le mythe américain tout en pensant que nous pouvons nous affranchir des grandes figures, que les « simples » gueules parlent mieux de ce qu’était l’Amérique de ces années-là. Les courses répétées de Gary sont tout autant de croche-pattes à Forrest Gump que les mafieux à la Scorsese sont ramenés à une appétence raisonnable pour le business : celle du Gary entrepreneur qui entre à la foire des adolescents pour vendre des matelas à eau comme Robert de Niro entrait dans le restaurant des Affranchis par la petite porte avec classe et plan-séquence, mais encore du Gary gérant d’une salle de flippers un peu à la manière des directeurs de Casino, le costume sombre en moins, le choix du rose et blanc en prime.
Les mains de Gary brûlent d’un feu inextinguible, comme l’ont été celles de ses modèles économiques antérieurs. Si elles peuvent pencher vers le ridicule comme lorsqu’on lui vend son premier lit à la manière dont une prostituée lui proposerait une pipe ou vers le fétiche quand Alana réussit à vendre un matelas par téléphone à un client indécis à l’aide d’une voix en érection (rappelant au passage Le loup de Wall Street, Scorsese n’est jamais bien loin), ces déclinaisons du moteur à l’action sont celles qui, peu à peu, accompagneront Alana, véritable personnage principal du film, dans une quête vers le sens. Une scène en témoigne particulièrement : alors que les stations essences sont prises d’assaut, la troupe réunie dans un camion de déménagement se retrouve en panne en haut de la ville, alors même que Gary vient de saccager la Ferrari d’un Bradley Cooper terrifiant par ses menaces ; pris au piège dans un suspense de cinéma insoutenable, Alana prend les choses en main et fait descendre en marche arrière le camion, simplement à l’aide de l’élan que donne la pente, jusqu’à faire un demi-tour serré et passer de justesse à un feu vert mortel. Gary rigole et trouve que c’est « cool », mais au fond d’elle, quelque chose a changé et elle le sait. Aussi enfantins et idéalistes soient les rêves du jeune homme, ils ont le mérite d’inspirer et de la pousser à faire ce que jamais elle n’aurait imaginé auparavant, si elle était restée embrigadée par sa très conservatrice juive famille.
Si le cinéma de PTA est la moto sur laquelle ride Sean Penn avant de sauter spectaculairement par-dessus des flammes (et finir la course en se vautrant dans le décor…), les protagonistes de Licorice Pizza sont à l’image d’Alana, qui tombe avant de s’élancer. L’émotion se trouve autre part que dans ces grandes figures historiques. Le défi que réussit la super-star est d’ailleurs filmé avec banalité en comparaison au long travelling qui suit la course de Gary pour prendre soin de son amie au sol. Tout cela montre bien que nous pouvons nous passer de grandeur pour se sentir profondément humains. N’est-ce pas lorsqu’ils collaborent que Gary et Alana réussissent le mieux ce qu’ils entreprennent ? Plus beau encore : le sentiment d’accomplissement n’est-il pas des plus intenses lorsqu’enfin, ils se mettent à courir à l’unisson dans la même direction ? Mais quelle direction pourrait-on se demander. Si Gary ne sait pas où il se rend et n’est pas intéressé par un point d’arrivée fixe, nous le voyons s’y diriger en toute hâte, alors que Alana a appris à courir grâce à Gary mais cherche encore où aller. Comme deux aimants qui se sont repoussé par leur nature, ils finissent bien par croire, comme deux amants rêveurs dont la seule force est de croire purement en le rêve américain, qu’un champ magnétique ne résiste pas à l’amour.