Une immense statue hante la ville de Washington. Un vestige de six mètres de haut sur six mètres de large. Un symbole qui fut pris comme témoin lors d'une des batailles les plus virulentes aux États-Unis. En 1963 plus exactement, lorsque Martin Luther King déclama son inoubliable discours "I have a Dream", pour obtenir l'abrogation de la discrimination raciale qui sévissait dans le pays. Pour faire une déclaration historique, il fallait une figure historique. Et ce fut cet immense monument qui fut choisi. Pourquoi celui-là? Il ne représente pourtant qu'un homme assis. Par n'importe lequel, évidemment. Le 16ème Président des États-Unis, Abraham Lincoln qui, en 1865, abolit l'esclavage, émancipant par la même occasion la population noire.
Un grand nom dans l'Histoire de la Nation américaine. Et c'est Steven Spielberg qui a décidé de s'y attaquer. Pour incarner la légende, il s'est senti à même d'aller chercher l'un des plus grands acteurs vivants, Daniel Day Lewis. Et retrouve Tony Kushner, déjà co-scénariste du remarquable Munich (2005). Une excellente idée, étant donné que Kushner, sur un matériau de base écrit par John Logan et Paul Webb, a pris le pari de concentrer l'œuvre sur les derniers mois de la vie d'Abraham Lincoln. Autrement dit, un moment crucial de sa présidence: ceux ayant vu la Guerre de Sécession s'enliser, et par corrélation la bataille pour l'abolition de l'esclavage battre son plein.
Ceux qui craignaient l'hagiographie seront donc rassurés. Encore mieux: Spielberg ne donne jamais l'impression de se sentir écrasé par cet imposant symbole ou d'en faire l'apologie. Si sa statue trônant dans le Lincoln Memorial mesure six mètres, l'homme est quant à lui traité à hauteur d'homme. Plutôt que de verser dans le sentimentalisme -souvent de rigueur dans ce genre de situation- Spielberg fait le choix de montrer le caractère fastidieux que peut présenter l'adoption d'une loi, aussi importante soit-elle.
Débats politiques, dialogues et monologues dans des lieux aussi royaux (la Maison Blanche, la Chambre des Représentants) que profondément sombres et froids. Bref, bien loin des clichés qu'on associe à de telles places. Beaucoup de débats politiques sans fioritures ou simplifications, mais également beaucoup de dureté dans les moments intimistes. Lincoln fait en effet face à une douleur aussi intense que celle qui paralyse la politique du pays, à savoir la perte. La douleur d'avoir perdu un enfant lors de la Guerre de Sécession, la culpabilité d'un homme quant à son impuissance à aider sa femme à en faire le deuil. Mais également la difficulté d'affronter son fils aîné (Robert), bien décidé à prendre les armes pour défendre ses valeurs.
Un rôle aux facettes multiples: un Lincoln peu avare quand il s'agit de conter des histoires symboliques -parfois très drôles- à ses compatriotes, mais un Lincoln presque muet quand il s'agit de se confronter au chagrin de sa conjointe. Un politicien d'un calme et d'une tolérance incroyable même face à ses adversaires les plus farouches, mais également un président ferme et colérique avec ses collaborateurs républicains. Dans le rôle difficile de Lincoln, Day Lewis se révèle une fois encore mémorable. Sa voix, sa posture, sa diction, tout est si brillamment incarné qu'on jurerait assister à une transe. Mais ses partenaires n'ont pas à rougir de la comparaison avec lui: ils sont tous exceptionnels. Sally Field, en Mary Todd Lincoln, est juste impressionnante de justesse dans un rôle au bord de la folie. Puis un Tommy Lee Jones qu'on a rarement vu aussi génial et touchant en Thaddeus Stevens, partisan radical de l'abolition de l'esclavage. David Strathairn, en Secrétaire d'État de l'administration Lincoln, est comme d'habitude magistral. On peut aussi détacher le toujours parfait James Spader qui est à l'origine de nombreuses séquences comiques du film.
Je comprends les critiques émises sur la véracité historique de ce treizième amendement. L'aspect économique liée à cette réforme est à peine effleuré, hors son importance fut capitale. Sans remettre en cause l'humanisme de Lincoln, il aurait été intéressant d'y apporter cet éclairage supplémentaire. Mais ça n'enlève rien au fait que Spielberg signe ici une œuvre déjà plus complexe que prévu. Jamais dans le positivisme forcené et mensonger, il dresse les forces et les limites d'une démocratie où le risque de la stagnation menace autant que le despotisme. Un monde où même la victoire porte un arrière-goût amer. Le réalisateur s'impose une énième fois par une réalisation au firmament. Un grand moment.