Dans une logique auteuriste consistant à rapprocher les oeuvres les unes aux autres, le "Lincoln" de Steven Spielberg pourrait aisément s'intercaler entre le "Vers sa destinée" et le "Je n'ai pas tué Lincoln" de John Ford. L'admiration que porte le réalisateur de "La Liste de Schindler" au vieux Maître se retrouve disséminée aux quatre coins de son oeuvre à commencer par "Il faut sauver le soldat Ryan" jusqu'au récent "Cheval de Guerre". Le style Spielbergien habituellement si éloquent métissé a des velléités de classicisme roi. Une hybridation plus reconnaissable par les figures empruntées (un personnage féminin dont les jambes se dérobent après l'annonce d'une mauvaise nouvelle) plutôt que par la forme classieuse et d'un autre temps. Par essence,"Lincoln" se devait d'emprunter à nouveau la griffe de Ford et entériner le fait que Spielberg était toujours cet élève bucheur et appliqué mais incapable de recréer par sa volonté, l'aura de la légende au chapeau haut de forme. Un doute à jamais effacé tant "Spielberg" s'écartera de son modèle pour révéler du seizième Président des États-Unis une silhouette sage et élégante torturée par le souhait d'offrir au citoyen américain, la liberté de s'épanouir quelle que soit la couleur de sa peau.
Intérieur Jour
Considéré comme l'un des Présidents les plus emblématiques de l'histoire des E.U., "Lincoln" est pourtant associé au discours démagogique de la liberté. Voyant les terres de L'Oncle Sam subir une mutation sans précédent, "le vieil Abe" aurait vu le moyen de caresser le peuple dans le sens du poil afin de se faire réélire et d'asseoir définitivement son pouvoir. Théories farfelues (ou bien réelles ?) balayées par Ford lui-même qui préféra glorifier l'homme à la queue de pie plutôt que d'inscrire le personnage au coeur de polémiques qui n'auraient fait que souiller la légende. Même objectif pour "Spielberg" qui retrouve après "La Couleur pourpre" et "Amistad", l'occasion de clôturer un cycle de trois films sur l'inégalité.
On ne peut en vouloir à la grosse poignée de spectateurs d'avoir refermé la porte au nez et la barbe de "Lincoln" sans avoir tenté de saisir la mécanique implacable et rébarbative de la politique. Comment appréhender de la manière la plus simple qui soit une proposition composée de vieilles barbes cardiaques obligées de se bouffer le nez pour une question raciale ? Pour "Spielberg", il ne sera aucunement question de romancer les enjeux, d'enjoliver le propos mais d'aborder ce fameux treizième amendement de la manière la plus abrupte qui soit. Dans cette logique, le metteur en scène écarte le projet du biopic conventionnel et se focalise sur l'hiver 1865. Sur le terrain, les défaites des confédérés se succèdent et en coulisse "Lincoln" s'apprête à donner l'estocade lors d'un ultime vote. Un dernier effort qui demandera de contourner l'éthique et de flirter avec la corruption. Avec ses multiples couches scénaristiques, "Lincoln" à une énorme densité. Tout aussi maniaque à retranscrire au mot près les monologues de chaque sénateur, "Spielberg" joue de ces espaces restreints, lui qui a offert aux spectateurs d'interminables horizons de silhouettes en mouvement. Ici, la scénographie est réduite et l'espace a presque cette atmosphère de vieille scène de théâtre. Deux dominantes utilisées pour ne jamais distraire le spectateur. La première aux teintes brunes pour accentuées les boiseries et la rusticité du mobilier. La seconde, ambrée afin de constituer des sources de chaleur au coeur de chaque pièce. Au milieu, la stature longiligne et voutée du Président dont l'ombre portée orne les sols de la Maison Blanche. Au travers de sa radicalité, "Spielberg" sait qu'il convient de ne pas perdre son spectateur. Aussi introvertie soit-elle sa figure de leader se fera tour à tour spirituelle et sarcastique. Et ironie de la situation, le Père sera beaucoup moins volubile devant sa famille que devant "ses Lieutenants".
Filmé de pied en cap par un "John Ford" en pleine possession de ses moyens, "Lincoln" irradie de toute sa jeunesse et de sa soif de politique. Une silhouette lumineuse et un être cultivé pour un avenir plein de promesses. Vers une destinée cadrée en noir et blanc que l'on annonce radieuse, "Spielberg" accepte le passage de témoin et ouvre son film par une séquence de massacre dans la boue. D'un seul coup d'un seul, l'espoir insufflé par "John Ford" se volatilise laissant sa future figure présidentielle interprétée par Henry Fonda aux mains du système et de la folie des hommes. Le Lincoln de "Daniel Day Lewis" prend alors place et annonce la renaissance d'un pays et la fin d'une légende.
A travers son Art, "Spielberg" tend la main à tout un peuple au même titre que "Ford" qui signait au même âge..."Le Sergent Noir"