M/other
7.6
M/other

Film de Nobuhiro Suwa (1999)

Si l'on me demandait : "Qu'est-ce que le cinéma apporte que la littérature n'apporte pas ? Qu'est-ce que le cinéma éclaircit, dépoussière, fait briller d'un éclat plus juste, plus fort, au point d'être ravivé à nos yeux ? Y-a-t-il, pour le dire autrement, une connaissance cinématographique des choses qui n'appartient qu'au cinéma (plus belle, plus profonde que toute science) ? Un témoignage cinématographique du vécu qui n'appartient qu'à lui (plus sensible, plus rapproché que toute littérature) ?", j'aurais beaucoup de mal à répondre de manière précise à ces questions. Mais, plutôt que de me taire tout à fait, j'inviterais mon interlocuteur à voir le chef-d'oeuvre de Nobuhiro Suwa, M/other, persuadé qu'il trouvera dans ce film l'une de ces enquêtes artistiques sur la réalité, ou sur le quotidien, qui n'appartiennent qu'au cinéma.

De la même manière que L'Éducation sentimentale ne se ramène pas, comme tout grand roman, aux seuls éléments de l'intrigue, mais à toute cette épaisseur de l'existence et de la vie intime qui est éclaircit par Flaubert, par l'exploration nouvelle qui est faite du quotidien et des cœurs humains, l'art et l'intelligence de M/other, sa manière admirable d'éclaircir la vie conjugale, les errances affectives de deux êtres, sont incommunicables par les seules lignes du scénario (par ailleurs tout à fait intéressant) : l'irruption de l'enfant d'un précédent mariage (celui du mari) dans un couple, et les conséquences en son sein. J'y reviendrai plus en détail par la suite.

Mais pour le dire d'abord d'une formule un peu inappropriée, qui voudrait témoigner d'une impression qui me reste encore difficile à traduire, M/other a quelque chose d'un In the mood for love moins luxueux, moins brillant, moins doré, ou, pour ainsi dire, moins sophistiqué, plus réaliste (sans enlever quoique ce soit à ce chef-d'œuvre) : on y trouve des acteurs à la beauté plus classique, et plus courante ; une histoire moins dramatique et, quelque part, encore plus lente ; beaucoup moins de musique (qui est en fait quasiment absente ici, si ce n'est ces accords dissonants à l'ouverture de certaines séquences) ; des décors encore plus simples (sans parler des costumes) ; et, enfin, cette absence complète de projection dans un passé en partie fantasmé ; bref, nous sommes ici auprès d'un couple tout à fait banal vivant de nos jours.
Et cependant, à mon sens, l'esthétique de Nobuhiro Suwa s'apparente beaucoup à celle de Wong kar-wai ; une esthétique magnifique au plus près de la chair des choses : la caméra filme parfois à travers vitres, rideaux, fenêtres, reflets ; les images sont par moments un peu floues, un peu ternes, l'éclairage un peu faible ; Suwa ne poursuit pas toujours ses acteurs pour les intégrer dans le cadre (logique omnisciente du tout-voir) : dans certains passages, ceux-ci discutent dans leur chambre, et l'on entend seulement, et très faiblement, leurs paroles, tandis que l'image reste fixée sur le salon. Tout comme dans In the mood for love, le champ est constamment fragile : travaillé par un hors-champ important, ne cadrant pas toujours parfaitement les personnages (qui apparaissent et disparaissent de l'écran à plusieurs reprises, ou ne donnent à voir aux spectateurs que leurs jambes, par exemple), le réalisateur offre par là des images d'un très grand réalisme (on retrouve cette qualité, il me semble, dans certaines scènes de famille de Still Walking de Kore-eda).

L'esthétique de Suwa - mais ici au sens peut-être étymologique : cette science du sensible, cette peinture du quotidien - est une esthétique de la banalité, au sens noble du terme : elle donne à voir ce qui est sans doute le plus difficile à voir (puisque constamment sous nos yeux), et constitue le plus souvent nos vies. Je prendrai deux exemples qui me reviennent en tête :
- Les sons : bruit de chasse d'eau (qui ouvre significativement le film), toux, reniflements, voix hésitantes des personnages, bruits de scooter ou de voiture qui passent au loin. Ces sons sont renforcés par l'absence de musique,
- Le temps : beaucoup de temps faibles, de silences (identiques à ceux du théâtre de Tchekhov : des silences plutôt courts, sans rien de théâtral). Et ce temps si particulier, propre à la vie quotidienne, est renforcé par l'utilisation de plans-séquences particulièrement longs, en partie improvisés.

Pour le dire en des termes plus personnels à présent, je n'ai jamais vu quelqu'un filmer de manière aussi belle et aussi profonde la vie conjugale... A bien y réfléchir, le regard est pourtant sévère, ou distant, et sans concessions : malentendus ; rancœurs infinitésimales mais qui creusent imperceptiblement une certaine distance entre les deux personnages ; compromis à demi-mot, plus ou moins acceptés ; excuses répétées ; disputes de plus en plus importantes ; espoirs intermittents ; conflits inavoués ; séparations, enfin, viennent déchirer au ralenti ces deux êtres. La caméra du réalisateur se fait alors plus fiévreuse et mobile, quittant sa position un peu lointaine pour venir à l'épaule au niveau des genoux ou des visages.
Suwa l'a avoué lui-même : son regard est "à la limite du documentaire". Dans ses scènes de la vie conjugale (pour reprendre un titre de Bergman), il est rare que son œil ne capte pas avec une justesse infinie l'intimité d'un couple en crise - mais une crise difficile à qualifier, à dater, à mesurer, comme souvent, et c'est bien là l'une des beautés essentielles de M/other : montrer comment imperceptiblement les choses de l'amour se font et se défont.

Servi par des acteurs magnifiques, qui incarnent des personnages aucunement caricaturaux (je n'ose imaginer une version française de la même histoire...), M/other est l'un des plus beaux films que j'aie pu voir, l'un des plus forts, et sans aucun doute l'une des preuves les plus merveilleuses qu'il existe une connaissance cinématographique des choses qui n'appartient qu'au cinéma.
Nody
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le 14 août 2011

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