Au début, c'est un peu la consternation, la perplexité : qu'est-ce donc que ce film que ne peuplent que les hauts cris, les chutes et les roulades, les demeurés manifestes toutes classes sociales confondues ? Quel est donc ce tableau bigarré, baroque et incompréhensible qui fait se mélanger la comédie grand-guignol et burlesque, le théâtre de boulevard, le conte, la fable et la tragédie grecque ? Que penser des prestations excentriques des personnages, de la tonalité inattendue de ce film au titre déjà si étonnant ?
J'en ai pensé le plus grand bien pour ma part, et je salue l'audace, la singularité artistiques qu'exprime Bruno Dumont (dont je crois n'avoir rien vu jusque là) avec ce film finalement très littéraire qui m'a semblé d'une finesse et d'une poésie assez remarquables. Le pitch est assez simple : deux enquêteurs plutôt neuneus - Dupond et Dupont modèles Laurel et Hardy - sont dépêchés sur la Côte d'Opale pour y résoudre une affaire de disparitions mystérieuses. J'en profite pour saluer la beauté de la photographie de Guillaume Deffontaines qui est à couper le souffle - aidée par la splendeur naturelle des paysages. Dunes de sable baignées de vent et de soleil, eau turquoise, vastes plages...Le cadre, déjà, enchante et apporte dès le début un supplément d'âme au film.
Dans ce décor idyllique, Dumont installe deux familles que tout oppose mais que leur proximité géographique fait régulièrement se croiser. D'un côté, on trouve les misérables Brufort, la plèbe dans toute son épouvantable crasse, gamins muets, parents éructant un sabir incompréhensible (comme souvent, remarquez, dans ce film) et dont l'alimentation est... très particulière. (sans vouloir spoiler : résurgence de la tragédie et du conte, personnages mi-hommes, mi-animaux). Le fils aîné de la tribu est le Ma Loute du titre, un grand escogriffe dégingandé qui s'est amouraché de la fille androgyne de la famille d'à côté, Billie Van Peteghem. Les Van Peteghem, emmenés par le patriarche (hilarant Luchini et son accent traînant à la Bourvil, ses mimiques pleines d'emphase), vivent dans l'oisiveté la plus totale entourés de leur valetaille, passent leur vie à manger, à se promener et à se hausser du col, mais intellectuellement, ils ne valent pas bien mieux que ceux qu'ils méprisent. Les dialogues, souvent absurdes, sont à rapprocher du théâtre d'Ionesco, voire de Jarry, quand l'ambiance elle, pleine de chutes, d'exclamations dithyrambiques et de grosse farce, s'apparente davantage au théâtre de boulevard tel que pouvaient le servir, au XIXème siècle, Labiche et Feydeau.
L'arrivée de Juliette Binoche m'a fait définitivement basculer du côté lumineux du film. Je l'ai trouvée excellente en tante expansive, chapeautée, hyper snob, riant à gorge déployée, pleine d'idées arrêtées et de préjugés à la noix, complètement folle en fait mais fantastique dans sa dinguerie totalement théâtrale, dans ses hurlements désespérés - mais finalement drôles - qu'on croirait tout droit sortis de chez Sophocle ou Corneille. Il est d'ailleurs question d'un enfant qui serait le fruit d'un atroce péché et qui rapproche beaucoup des thèmes des plus cruelles tragédies antiques.
Au milieu de tout ce vaste bazar, il y a ces deux jeunes gens qui s'aiment - Ma Loute, dont les traits disgracieux lui donnent en fait une singulière beauté, et Billie, jeune fille habillée en garçon, dont le visage si magnifiquement pur m'a hypnotisée. Mais rien n'est simple entre eux : les barrières sociales sont solides - il faut voir la rencontre sur la plage entre les deux familles et les moues dégoûtées des Van Peteghem contraints de saluer la populace... - et surtout, Ma Loute, par instants, laisse entendre qu'il n'est pas totalement un être humain comme les autres. Ses grognements font de lui un être qui hésite entre deux mondes, celui des bêtes, de l'état de nature, ou celui des hommes, celui de la culture.
J'ai trouvé qu'il y avait ici un mélange de Twilight et de La Petite Sirène dans cette difficulté de deux mondes à communiquer, malgré leur attraction l'un envers l'autre, l'apprentissage de la tolérance, la volonté suffisante d'aller à la découverte de l'autre. Et puis il y a la forêt où l'on chasse ou est chassé, qui rapproche de celle des contes également, et dont Dumont se sert à plusieurs reprises.
Ma Loute, à la suite des Fables de La Fontaine, est aussi une verte critique du racisme de classe, des idées obtuses, de la bêtise qui n'est pas l'apanage de la pauvreté mais qui, différemment, s'exprime partout. Le langage est, à cet égard, un élément central : la plupart des personnages ne se comprennent pas bien quand ils échangent (le spectateur non plus d'ailleurs, à moins d'être complètement fluent en chtimi). Et ce sentiment de ne pas parler la même langue éloigne indéniablement les individus.
Il y a aussi du Tintin là-dedans, dans toute cette galerie de ses personnages lunaires, l'oncle halluciné, les inspecteurs inefficaces, le patriarche mi-sérieux, mi-débile, Binoche qui chante comme la Castafiore : Hergé serait heureux de voir qu'en 2016, il inspire encore les cinéastes.
Malgré toutes ses bizarreries, ses douces dingueries complètement frappées auxquelles on ne pige pas tout, Ma Loute touche par sa loufoquerie déjantée, par son esthétique si poétique, mais aussi par le symbolisme qu'elle creuse sous couvert de légèreté (la scène de bain de mer, le coucher de soleil, cette perruque qu'on retire, l'eau symbole du féminin et ce personnage ambigu, m'ont semblé brillants et beaux) et par l'héritage littéraire et comique dont elle se fait l'écho.
Audacieux, irrévérencieux, farcesque et intelligent, Ma Loute offre à ses acteurs une partition théâtrale savoureuse, dont les richesses de mise en scène mériteraient sans doute un nouveau visionnage. Brillant !