Entre deux films qu'on oublie aussitôt, il y a une respiration, immense. Entre deux métrages plus classiques, un trésor expérimental qui fait un bien fou. Entre deux machins sans goût et recyclés, un truc inouï. Le cinéma, c'est aussi ça, comme The Assassin cette année, Grandrieux parvient à renverser une fois de plus, par sa propre matière, qu'il ne cesse d'agiter dans le vent de sa durée propre, de sa rythmique. Il parvient à livrer un film totalement personnel et libre, emprunt de toute une décennie poétique du XIXème siècle, à la fois désuète, naïve, romantique, terriblement attachante. Par sa sérénité unique, malade, chaotique, débordante par tous ses pores, Malgré la nuit est une rasade d'étincelles de cinéma, d'alchimie qui boulotte le spectateur avec voracité et qui apporte des contrepoints épiques, coups par coup, scène par scène, plan par plan, à sa dialectique. Une fois n'est pas coutume, Grandrieux livre un film radical et jusqu'au bout il y célèbre la réunion des chairs dans la noirceur des labyrinthes mentaux. Une fois n'est pas coutume, dès les premiers instants, la "magie blanche" du cinéma comme l'appelle Ossang, a totalement opéré.


Long, le film l'est, assurément. Mais le temps y passe d'une façon assez unique : le montage étant principalement fait de transitions au noir, se met en place toute une temporalité vaporeuse, comme si la narration n'était que de réveils, ou de cauchemars. Et pour peu que l'on survive à la première séquence - celle du retour du héros à Paris, sorte d'incroyable découpe du monde intime sur un fond noir béant, où les êtres chuchotent leurs amitiés -, on devrait pouvoir sans problème tenir jusqu'à son dénouement, tout aussi beau. Un grand film nocturne, ballotté entre les quais de la ville lumière, les dessous de ponts, les parcs, les cliniques ou les bars ; un enchevêtrement ténu d'espaces resserrés où l'obscurité bouffe les personnages et où les personnages se bouffent mutuellement. Embarquement immédiat pour l'errance d'une jeunesse en mal d'expression, Malgré la nuit surprend par la versatilité de sa mise en scène - Grandrieux s'autorisant pour une fois des plans d'ensemble et des visions de grandes villes comme il n'en avait jamais filmé, préférant les espaces naturels (Un lac) ou les coins reculés (La vie Nouvelle, Sombre) voire abstrait (l'installation Meurtrière) -, ainsi que par l’hétérogénéité de ses mouvements. Moins bordélique et sèche dans son approche que l'arctique Un Lac, moins lévitante que dans Sombre, la caméra capte avec un souci du détail cependant constant les aléas sentimentaux d'un petit groupe dont le quotidien ressemble à celui de la jeunesse de Larry Clark. On ne les voit jamais faire autre chose que jouer, faire l'amour et quelque fois parler, si ce n'est murmurer des dialogues à la limite du niais. C'est ce côté romantique vieille sauce, des dialogues comme des expressions théâtrales sur les visages, et cette naïveté peut-être qui font la magie de Malgré la nuit, un film définitivement Baudelairien - revu par l'écriture dramaturgique, complètement déconnectée d'elle même, sertie des réminiscences, des amours passés, perdus, à venir des personnages des Filles du feu de Nerval -, où les âmes (Lenz, Louis, Hélène, Lena... voire même un spectre) se croisent et se recherchent constamment.


"Imparfait", le film l'est assurément. C'est ce qui fait aussi toute sa puissance paradoxalement, même des scènes plus faibles (comme celle où Lena demande à Louis de lui prouver qu'il tient à elle), même ces scènes finissent par émouvoir à rebours, quand on revoit les personnages se croiser sous d'autres ambiances. Tous les acteurs ne sont pas exceptionnels, mais les visages sont tellement bien filmé, les corps sont tellement mis en valeur que leur interprétation est finalement assez anecdotique ; ce n'est pas ce qui intéresse Grandrieux et cela ne l'a jamais été. Ainsi, au fil des séquences, se superposent au temps présent du visionnage une foule d'images que l'on garde secrètement dans notre esprit, comme des totems cinématographiques et qui ne cessent de refaire surface par le jeu des regards, des invocations de personnages. Ce que nous conte une fois de plus le récit foutraque, c'est la perpétuelle interchangeabilité des êtres, et de ces esprits qui passent outre les enveloppes charnelles pour tenter de s’appréhender, non pas leur propre carnation.


L'audio est sublime. Et même si la petite salle où il était projeté n'était pas vraiment adapté pour en rendre compte, Malgré la nuit est une splendeur de montage et de mixage sonore. Un film qui balance des silences complets, voire qui mets l'image en reine, (le superbe début notamment), quand c'est fait avec intelligence, cela donne tout simplement des frissons de cinéma, des sensations jamais connues pendant le visionnage d'un film, parce que de nouvelles portes s'ouvrent. Un exemple tout bête : dans la clinique : l'aide soignante (Hélène) écoute une petite fille raconter qu'elle ne peut plus dormir, qu'elle voudrait juste se reposer. Un silence accablant accompagne cette scène. C'est comme s'il crevait les enceintes ce silence ! Et lorsque l'aide-soignante s'éloigne du lit, lascive et muette, le silence n'en est que plus insupportable il a une texture, une épaisseur poisseuse. Il faut qu'elle ouvre la porte pour enfin entendre la ville, comme un petit murmure lointain, et que l'émotion se concentre sur cette sonorité retrouvée. Juste ça. Pour ce qui est des musique, point de larmoyantes partitions classiques et de plombantes liturgies musicales, les musiques, composées par Ferdinand Grandrieux pour la plupart, ajoutent une dose de mystère, de sensualité et de modernité aux partitions intrinsèques de chaque personnage.


Il faut aussi, pour compléter cette entrevue avec l'univers du film, parler de sa part SM, qui était très présente dans Sombre et La vie Nouvelle, et qui trouve des sommets de lyrisme dans ce film. La beauté avec laquelle, vers le début du film, Hélène gifle un type et lui crache dessus, le suppliant de lui faire mal. La beauté de son regard, exalté par le plaisir lorsqu'elle est prise ensuite contre le tronc d'un arbre, sauvagement, avec parfois son regard de proie terrifiée, glissant tout près de nous, est inoubliable. Plus tard, lorsqu'elle met cette cagoule, cette bouche ouverte en symbole de plaisir éternel, constamment ouvert à l'autre, dédié toute confiance possible à son partenaire, tout cela continue de hanter, longtemps, longtemps les yeux et les oreilles. Il y a ce désespoir lorsque Lena lui annonce que Lenz ne l'aime pas vraiment - ou du moins le pense-t-elle -, et ses pas perdus vers nous, cheveux dans le vent et main sur le cœur... Autant de moments qui propulsent le film très haut. Quoi qu'il arrive, ce n'est jamais la cruauté que le réalisateur nous montre mais le goût pour le plaisir qui se cache dans les fosses et les violences sexuelles et spirituelles. Les films sur la violence dans l'amour, il y en a un paquet, et depuis la trilogie abjecte de Seidl (Paradis), j'ai toujours eu du mal à imaginer ce que donnerait un vrai film SM, à la fois joueur, authentique, sentimental, qui évite toujours l'épate-festivalière. Nous y voilà. On lit partout que Grandrieux se complaît souvent dans un cinéma qui ne ressemble qu'à lui, c'est vrai quelque part. Mais se "complaire" est justement le mot qui sonne faux, tout au long du film. Son cinéma est de nécessité, d'envie, de hantises à expurger par l'impression d'images sur l'écran. On peut y être tout à fait insensible, mais l’honnêteté et la passion qui animent le film sont difficilement contestables.


Grandrieux, est typiquement le réal qui peut tout à fait agacer (films de bobo) voire emmerder (film d'intello). Mais on peut y trouver, et peut-être encore plus dans celui-là, un primitivisme, une immédiateté dans sa conception et sa philosophie, un sentiment de donnée essentielle qui échappe à tellement de films actuels. Tellement de films qui ne cessent de vouloir imiter le réel alors qu'il suffit de l'embrasser par le montage. Tellement de film englués dans la représentation et les plans séquences, alors que la réalité ne peut pas se capturer par l'absence de superposition et d'addition, d'interpénétration.


Il existe encore des poètes au cinéma, soyons-en heureux.

Narval
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le 6 août 2016

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