Le retour en grâce du péplum depuis quelques années, avec son intérêt pour les sujets antiques et mythologiques, ne nous vaudra jamais que des pâles répliques des œuvres de la première vague du péplum, et ces dernières, qu’elles soient italiennes ou américaines (comme elles le furent souvent) paraissaient déjà bien fades en comparaison avec les films de Pasolini. Celui-ci, qu’on ne peut certainement pas classer parmi les maîtres du péplum dans la mesure où ses films « à l’antique » ne sont pas réductibles aux codes du genre, a su mieux que quiconque traduire le vieux fonds gréco-romain qui constitue leur substrat. Il s’y prend certes davantage en poète laissant aller son imagination qu’en archéologue spécialisé en histoire ancienne, mais c’est précisément cette liberté baroque, cette sensibilité à la fois terrienne et solaire aux formes les plus sauvages, les plus barbares du beau, qui en font un cinéaste hors du commun. Lorsqu’il raconte Œdipe ou Médée, ce n’est jamais en étranger, c’est en aède enraciné, respirant le même air que ses héros, parlant la même langue, traversé par les mêmes pulsations – comme Italien, comme Latin, comme Européen. Ni le cinéma de nos voisins du nord ni celui des Américains ne parviendra jamais à retransmettre ces mythes autrement que comme une étrangeté, une altérité aussi exotique qu’un récit de science-fiction ou de fantasy, une curiosité vaguement épique passée au filtre de la domestication chrétienne.


Le centaure Chiron explique à son jeune protégé Jason qu’il est en vérité le fils de Pélias, roi de Thessalie, et qu’il a des droits sur la couronne. Devenu adulte, Jason va réclamer son dû auprès du roi mais celui-ci ne consent à lui remettre son trône que s’il lui rapporte auparavant la toison d’or, précieux trophée retenu sur l’île de Colchide. Ayant réuni des compagnons d’armes, les Argonautes, il part là-bas et séduit la magicienne Médée qui lui livre la toison d’or et revient avec lui. Trahi par Pélias qui refuse de tenir sa promesse, Jason part s’installer à Corinthe à la cour du roi Créon. Il fait deux enfants à Médée mais la trompe avec Glauce, la fille de Créon, qu’il décide d’épouser. Meurtrie, Médée fait mine de consentir à ce mariage mais, sommée de quitter la ville par le roi, elle poignarde ses deux fils et s’immole en boutant le feu à sa maison. Ce déroulement correspond, dans les grandes lignes, à celui de la tragédie d’Euripide.


Comme toujours chez Pasolini, la caméra scrute, elle s’approche des visages, elle cherche les regards, procédant souvent en alignant deux plans qui se suivent rapidement et présentent un personnage filmé à deux distances différentes, nous rapprochant de lui, ce qui renforce l’impression un peu intrusive qui se dégage souvent de ces portraits. Des regards qui parlent souvent davantage que les rares paroles échangées. Comme si celles-ci avaient quelque chose de trop prosaïque pour le propos du film, lequel n’a décidément aucune vocation pédagogique et n’entend rien expliquer. Le nom même du héros ne sera prononcé que fort tard dans le film et le cinéaste joue avec les ellipses, capable de nous offrir de longues scènes contemplatives autour de moments intenses mais très secondaires dans l’économie du récit et de passer en quelques brèves minutes sur des passages aussi tumultueux que le moment où Jason séduit la magicienne (elle vient un beau jour lui livrer la toison d’or sans qu’on sache vraiment sous quelle impulsion elle l’a dérobée dans le temple) ou que le voyage des Argonautes – à l’inverse du "Jason et les Argonautes", le célèbre péplum de Don Chaffey réalisé en 1963. Le navire Argos n’est ici qu’un radeau mais l’unique scène qui présente le retour des aventuriers après la réussite de leur quête est une des plus troublantes du film : l’esquif se laisse porter au gré des flots, tous sont immobiles et somnolent, affalés sur les planches ; Médée passe son regard inquiet d’un homme à l’autre et voit qu’aucun ne dort complètement et que tous la jaugent à travers leurs paupières fatiguées – deux mondes se sont rencontrés et l’inversion est effectuée, les sauvages ne sont plus ceux qu’on croit. Rarement on aura filmé le désir d’une façon aussi suggestive.


On s’est beaucoup étonné que Pasolini ait confié le rôle de Médée à Maria Callas alors qu’il s’agit d’un jeu quasiment mutique, où la parole est rare et où la voix de la grande cantatrice n’est pas particulièrement mise en valeur. Mais c’est ici avant tout par sa présence physique qu’elle impressionne, son regard souligné au noir, son port de tête aristocratique, son visage toujours digne et énigmatique filmé constamment de profil ou de trois-quarts et presque jamais de face. Royale dans sa grande robe bleue, elle fait penser à certains instants à la Krimhield de Fritz Lang – quelque chose dans les costumes, le décor, la manière de se tenir. L’environnement pittoresque où elle évolue, filmé en Syrie et en Turquie, ses vastes plaines aux roches arrondies, ses montagnes de pierre blanche percées de grottes où vit un peuple troglodyte, insiste sur le caractère archaïque de cette civilisation, par opposition à la modernité corinthienne. Sur l’île de Colchide, Pasolini offre le meilleur de lui-même : cavernes aux décors byzantins, processions rituelles accompagnées de musique primitive, foule d’hommes hâlés où l’on retrouve à la fois de jeunes éphèbes et des gueules cassées aux dentitions approximatives (deux archétypes pasoliniens !) dans une atmosphère profondément païenne, primale, inquiétante.


Païen, le mot est lâché ! Le film entier est traversé par ce souffle de paganisme, à commencer par les premières scènes qui présentent Chiron sur sa petite île au milieu des roseaux, parlant à l’enfant Jason assis sur sa croupe de cheval. Ces scènes-là, très belles, sont toujours filmées à la lumière du jour naissant. Devant sa hutte, regardant la surface de l’eau, le centaure explique : « Le jour où tout te paraitra naturel dans la nature, tout sera fini. » Comme l’enfant grandira, Chiron se démystifiera pour n’être plus qu’un homme à ses yeux puis, lui et son double – l’homme et le centaure – réapparaitront plus tard à Jason adulte. Tout, disais-je, est ici profondément païen : les couronnes de fleurs que portent les enfants de Jason lorsqu’ils vont offrir à Glauce un présent pour ses noces, la façon à la fois tendre et cérémoniale dont ils seront assassinés par leur mère au sortir du bain tandis que le serviteur de la maison continue de jouer tristement de la viole, la double mort de la fille du roi, la robe en feu puis se jetant des murailles de la ville, suivie par son père dans le trépas. Et ce soleil hypnotique, maléfique, ce sol invictus qui réapparaît à Médée à la fenêtre de sa maison de pierre, surplombant son chandelier éteint, ce soleil pâle mais impérieux refaisant d’elle une magicienne, elle qui avait pensé avoir perdu ses pouvoirs en quittant sa patrie. « Je suis restée ce que je suis : un puis d’expériences étrangères » dira-t-elle avant de périr dans les flammes. Altérité irréconciliable, entre les modernes et les barbares, entre l’Occident et l’Orient, entre les nouvelles lois et les anciens mystères.

David_L_Epée
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le 14 juil. 2015

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David_L_Epée

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