Une impression pour commencer : celle de la scène d'introduction. Adam Driver avance sur les rebords du Chrysler Building, s'apprête à se jeter, puis fige le temps. Il observe le contrebas, à la fois effrayé et rassuré ; confiant en son pouvoir mais non sans considérer la fragilité de la situation : il aurait suffi que, juste pour cette fois-ci, son pouvoir ne fonctionne pas pour qu'il s'écrase en contrebas. Pour une simple futilité en plus de ça...
Tout me va dans cette scène. Tout. Le rendu des textures malgré la photographie contractée et jaunie. Les mouvements comme celui du ciel. Et surtout l'absence de mot. Propre, maîtrisé, porté sur les sens. Tout le cinéma que j'aime. À ce moment-là, ça m'a fait du bien de retrouver Francis Ford Coppola. J'étais prêt à savourer ce Megalopolis pour tout ce qu'il avait à me donner ; quoi qu'il comptait me donner...
...Et puis les minutes se sont égrainées ; le cheminement du film s'est progressivement clarifié ; et c'est là que j'ai bien été contraint de reconsidérer ma position. Non, une belle plastique ne suffit pas. Pourtant le film est riche en beaux moments ; des moments dans lesquels j'aurais aimé sombrer pour mieux m'en délecter – mon royaume pour Lawrence Fishburne caressant les mots sur fond de vitre balayée par la pluie et les lumières de la ville ! – mais malheureusement ce Megalopolis n'est pas taillé pour me permettre ce luxe. Car, à son grand détriment, ce film ne se tait pas tout le temps. Il lui arrive de parler, régulièrement même, et dans ces moments-là il est au mieux creux et vain, au pire bête et consternant.
Vous ne pouvez pas imaginer ce que ça me coûte d'écrire ces mots. Pendant longtemps, face au film, j'ai cherché à lutter contre ce constat ; à chercher des justifications.
Allez, c'est une fable – c'est l'écran titre lui-même qui le dit – alors pourquoi pas. Pourquoi pas le carton gravé dans le marbre d'entrée pour nous expliquer la démarche du film et – de surcroît – sa démonstration. Pourquoi pas ces postures caricaturales opposant les élites vulgaires aux esprits savants, les parvenus contre les philosophes, les populistes cupides contre les visionnaires incompris. Oui oui, le rapprochement avec Rome toussa toussa, les jeux du cirque, les vestales disneyennes, les Trump de tous temps, je comprends...
Donc d'accord, pourquoi pas... Mais après plus de deux heures, non. Plutôt que pourquoi pas, la vraie question c'est plutôt « pourquoi ? »
Pourquoi tout ça ? Pourquoi cette littéralité ? Cette insistance ? Était-on vraiment obligé qu'on nous explique tout ? Était-on surtout à ce point obligé de nous prendre pour des cons ; à nous servir un discours aussi binaire et balourd ?
Quitte à se faire le chantre de la philosophie et de l'immortalité de l'âme sage pour sauver la civilisation, le minimum aurait été d'au moins donner l'exemple.
Ce qui me sidère dans ce film c'est qu'il ne semble même pas avoir poli sa pensée. Ça parle d'un côté de la frayeur du temps qui passe ; de la volonté de laisser une œuvre inaltérable, une image de générosité, et de l'autre ça parle de la civilisation qui s'écroule, du populisme, etc. Premier problème : rares sont les moments où les deux thématiques dialoguent entre elles, comme si Francis Ford voulait à la fois aborder une question personnelle et une question collective mais sans vraiment réussir à les lier. Et puis surtout, deuxième problème : de ces questions posées, il ne ressort rien. Ça déblatère au sujet de l'âme, de la nature de l'homme, de sa destinée et du pouvoir de l'amour, mais sans jamais parvenir à sortir des simples mots-valises et autres concepts opérationnels. C'est creux et pauvre. Au fond il n'y a aucun hasard d'ailleurs à ce que ce soit Marc-Aurèle qu'on cite à tue-tête. Marc-Aurèle où l'inventeur antique de la déblatération d'évidences et du développement personnel à grands coups de petites phrases dignes de finir au cœur d'un fortune cookie. Au fond, rien qu'avec ça, tout est déjà quasiment dit.
En définitive, tout pourrait presque se résumer à ce trip autour du megalon ; élément au coeur de Megalopolis. Présenté comme une utopie tellement poussée qu'elle ne pourrait être pensée et perçue par le commun des mortels, elle se révèle progressivement à nous comme un trip daté, reproduisant le monde XXe siècle mais en l'enrobant d'une esthétique new age totalement dépassée au regard des problématiques de notre temps.
D'ailleurs, la seule conclusion du film résonne bien plus comme le produit du monde déchu plutôt que comme celui du monde à venir : au peuple de ne pas se tromper dans les élites qu'il se choisit car au fond, rien n'est à changer : la prospérité nous attend au coin de la rue.
Face à pareil message, j'avoue que ma tentation serait forte de répondre au vieil homme sage par un triste « OK boomer » plutôt que de réagir par un long silence méditatif.
Malgré tout je ne jette pas tout de cette apothéose monumentale que nous laisse l'un des plus grands auteurs étatsuniens. Car au-delà du verbe un brin gâteux, reste ce mémorial érigé au grand cinéma. Ce cinéma élégant, cette plastique incroyablement pensée, cette richesse technique vouée à disparaitre (peut-être...).
Étonnamment il est sûrement là ce leg qui perdurera et que Coppola nous laisse en héritage. Il tient bien plus dans cette vieille pierre à l'ancienne soigneusement polie plutôt que dans cette fable à la morale digne d'un fortune cookie.