Ce n'est pas tous les jours qu'un film vietnamien autre que ceux de Tran Anh Hung soit diffusé dans les cinémas français. Et pourtant, c'est après un passage remarqué à Berlin en 2015 et près de trois ans après son premier long métrage, Bi, n'aie pas peur que le réalisateur Phan Dang Di est revenu avec son nouveau long métrage pour garnir nos salles obscures.
(L'avis qui va suivre est une tentative de mise en forme des diverses interprétations que j'ai pu faire du film. Mais mettre des mots à la suite, ça ne fait pas forcément de la poésie, donc c'est surement un peu bordélique par moment. Si vous voulez juste un avis général, je pense que la conclusion en gras se suffit amplement.)
C'est à la fin des années 90, sur les rives d'un Mékong omniprésent que Phan Dang Di a choisi d'arrêter sa barque pour nous narrer ses "stories". Sur les bords du fleuve, dans une petite habitation vivent Vu, étudiant en photographie, Thang et Mai, ainsi qu’occasionnellement quelques amis respectifs. Le trio et leur entourage vivant de petits boulots évoluent dans la vie nocturne d'un Saïgon en pleine mutation à l'aube du nouveau millénaire, et partagent donc leurs vies avec celles des joueurs, des artistes de rue, des trafiquants de drogue et des prostituées. Mais le réalisateur élargie aussi ses horizons en remontant le fleuve pour nous conduire dans un Vietnam plus reculé, semblant en symbiose avec la nature mais cependant en retard sur les changements de mœurs et de mentalité qui s'opèrent en ville.
C'est dans ce contexte là que Phan Dang Di développe différentes anecdotes, telle une série de photographie qui se suivent. Semblable à une exposition de ces photographies, le film témoigne d'une époque et d'une jeunesse inscrite dans cette époque. Chaque séquence est indépendante de la précédente et de la suivante, chacune témoignant d'une anecdote de la vie des protagonistes, composant ainsi les différentes "stories" décrites dans le titre du film (les "others stories" du titre international ou encore la fin ouverte du titre original "Cha và con và" signifiant "Père et fils et").
La forme de cette structure narrative est valorisée par le fait que chaque séquence possède sa propre une mise en scène et direction de la photographie. Ce schéma de multiples photographies anecdotiques trouve par conséquent son origine dans la scène d'ouverture où le père de Vu rend une visite à son fils à Saïgon et qu'il lui offre un nouvel appareil photo. Dès lors, à l'instar de son ancien appareil qui ne prenait que des photos floues, Vu pourra capturer nettement ce qui l'entoure, capturer cette époque. Ainsi, dès les premières minutes, Vu devient une forme de quasi transposition du réalisateur en semblant vouloir capturer une époque et en faire un témoignage.
Mais cette structure narrative forme néanmoins un tout, un semble solide symbolisant les différentes facettes et les différentes évolutions de chaque personnage. La forme anecdotique excluant quelque peu le spectateur de ce qui se déroule, une distance aussi se prend par le fait que le film se déroule à une époque révolue mais qu'à aucun moment il ne semble vouloir s'ancrer historiquement. Le film devient alors un simple témoignage, une série d'image où seuls l'observation et le constat sont possibles. Le constat qu'un cliché semble signifier quelque chose alors qu'un autre symbolisera son contraire. Et c'est par ces différences que les évolutions semblent apparaitre.
Au final, plus qu'un simple cadre de composition, la photographie prend vie en tant que mémoire et fait vivre un instant donné comme une étape dans l'évolution de cette jeunesse mise devant l'écran. Les protagonistes sont, initialement, plutôt renfermés et n'expriment que très rarement leurs désirs et leurs craintes. Ils ne sont résumés qu'à leur présence et apparence physique. Mais quand Vu change d'appareil photo, les personnes qui l'entourent, ainsi que lui-même, deviennent de moins en moins flous et les personnages se précisent. Les détails apparaissent. Le timide étudiant se met alors à exprimer plus ouvertement ses désirs, le barman à l'apparence infaillible se met à exprimer des doutes, etc. Mekong Stories c'est l'histoire de ces évolutions et des diverses complications qui en résultent..
Mais au sein de ces "stories", il y existe néanmoins deux histoires majeures semblant former une ligne directrice, un fil réunissant toutes les photographies entre elles. Et c'est deux histoires peuvent en même temps être réunies en une seule tant elles pèsent similairement sur les épaules de Vu. Ce sont les histoires du "Big Father" et du "Small Father". Car Vu est présenté comme quelqu'un qui ne semble connaitre que très peu de chose sur la vie. Et en plus plus de son mentor naturel, son père, le jeune étudiant apprend en observant et vivant avec Thang. Ses deux mentors deviennent peu à peu complètement centraux dans a vie de Vu, mais lorsque la fascination que Vu a pour Thang évolue jusqu'au désir amoureux, c'est le statut de mentor du père qui s'efface peu à peu. Le père de Vu essayant alors de regagner sa place originale au près de son fils en usant de son autorité parentale, c'est Vu lui même qui subira les répercussions puisqu'il devra choisir entre le destin qu'on lui a tracé et celui que ses désirs tracent.
Ici, Phan Dang Di traite d'une question cruciale, celle de l'homosexualité. Bien que l'on considère globalement que cette question est plus venimeuse dans des pays qui sont "moins développés", le film met involontairement en exergue le fait que des problématiques similaires sont toujours vraies près de 20 ans plus tard dans des pays qui sont "plus développés". Alors que les mentalités évolue en ville, notamment auprès de la jeunesse, c'est dans les milieux plus reculés et âges que certaines réticences apparaissent, à l'image du père de Vu essayant de passer outre l'homosexualité de son fils, ce qui mènera Vu à de nombreux questionnements.
Mais ces interrogations propres à Vu sont renforcés tout le long du film par la question de la virilité, qui est omniprésente et qui concerne chaque personnage. La virilité, comme bien trop souvent, est ce qui semble faire la fierté d'un homme. Pour autant, Phan Dang Di questionnera régulièrement dans Mekong Stories le bien-fondé de donner une place si importante à la virilité. De plus, c'est cette même virilité dont les personnages sans cesse, s'interrogeant par quoi elle passe (muscles, poils, possibilité de procréer ou encore une voix grave), mais qu'ils sont prêt à vendre pour un peu d'argent. Dès lors, Phan Dang Di s'interroge au travers de Vu sur l'intérêt de cette virilité, à savoir si comme le pense le père de Vu, est-ce que c'est cette virilité qui fait l'identité d'un homme. Sans imposer d'opinion, mais en laissant transparaitre un avis assez marqué, Phan Dang Di invite à le spectateur à s'interroger sur une vision de l'homme qui existe mais qui serait potentiellement fausse.
Mais le réalisateur vietnamien ne s'arrête pas là et au travers des "others stories", il élargie ses questionnements à des problématiques de société. Phan Dang Di s'interroge sur le rapport à l'argent que l'humain peut avoir. Car en vendant sa fierté, sa sécurité (trafic de drogue par exemple), ou encore sa dignité (striptease), on peut se demander si l'humain est vraiment capable de se réjouir de la contrepartie monétaire qu'il reçoit. Pour autant, c'est ce même argent qui permet à cette jeunesse de s'émanciper en subvenant par eux-mêmes à leurs désirs, que certains pourraient juger superflu. Mais quelque part, cette jeunesse s'offre une forme de liberté.
Cependant, pendant une bonne partie du film, seul les personnages masculins semblent avoir des désirs et des ambitions. Mai étant quasi absente du scénario, bien que sa présence révèle toute l’ambiguïté qui peut résider entre Thang et Vu lors d'un scène sublime et innocente où les trois colocataires s'amusent ensemble. Mais au cours du film, c'est un personnage féminin qui évoluera du statut de personnage superflu au statut de pilonne central du film. Van, qui est présentée à Vu par Thang, travaille comme danseuse dans le bar où Thang est barman. Alors qu'initialement simplement réduite à ce que représente son corps, Van se développe au fur et à mesure qu'elle se rapproche de Vu. Le poids des incertitudes et des désirs inavouables de cette jeunesse retombe alors sur les épaules de la jeune femme qui devient progressivement le personnage principal du film.
Cette position acquise par Van est due au regard que le réalisateur porte sur elle et sur la façon de la filmer. Comme évoqué précédemment, d'abord présentée via son corps, c'est pourtant son caractère et ses actions qui feront basculer Vu dans l'indépendance. Sans que la transition ne se ressente durant le film, Van devient la confidente de Vu. Et ici, Phan Dang Di ne tombe pas dans le piège de faire un film bien pensant tenant des propos douteux suite à certaines maladresse. Vu ne s'interrogera pas de savoir comment ça se serait passer si il avait été hétérosexuel. Le réalisateur n'évoque pas une relation de normalité/anormalité, ou de différence, il traite cela de manière naturelle, comme cela devrait être traité au cinéma. Dans Mékong Stories, Vu s'interroge si ça n'aurait pas été plus simple si il avait été Van, car il ne voit (comme tout le monde) que l'aspect extérieur de chacun comme si ils étaient dénués de doute ou de crainte. Et cette vision limitée met le spectateur dans une situation inconfortable, car au cinéma, le spectateur devient omniscient et il sait que Van n'est pas la personne que Vu voit.
Au final, si Van interpelle, c'est parce qu'elle constitue tout la vision négative qui réside dans le point de vue de Phan Dang Di. Car si à l'image de Saïgon, cette jeunesse du nouveau millénaire change et évolue, le monde de Van n'évolue pas et la laisse coincée en arrière. Sans accentué un point de vue féministe, Van montre même si la société évolue et change, il y a des laissés pour compte qui n'arrivent pas à avancer. La société commence à changer, mais tout le monde ne peut pas prendre le train en marche. Comme si Phan Dang Di voulait que Mékong Stories soit le témoignage indirect des changements du nouveau millénaire mais qu'il souhaiter rappeler qu'une telle évolution est progressive et prend du temps et qu'en 2016, presque 20 ans après les évènements du film, les inégalités, les doutes et la fermeture d'esprit n'est pas quelque chose qui a disparu. Que les évolutions sont toujours en cours mais que ce c'est pas encore gagné.
Avec Mékong Stories, Phan Dang Di parle de virilité, d'homosexualité, d'argent, de la place la femme, des conséquences de programmes politiques, des doutes de la jeunesse, etc. Pleins de questions que l'on peut juger vues et revues mais qui au final sont traitées dans un cadre marqué et un format précis pour offrir une vraie réflexion sur le sujet. Mais cette réflexion arrive difficilement jusqu'au public car le film est cryptique sans inciter à la compréhension. Ainsi, le spectateur ne cherche plus à comprendre ce que voulait dire le réalisateur, mais choisis de se livrer à de la surinterprétation pour y comprendre ce qu'il veut y voir. Le problème étant que le manque de temporalité (on nous parle de problématique encore actuelle mais dans un contexte révolu) exclut quelque peu le spectateur des différentes interrogations qui résident dans le film. Comme si Mékong Stories était sorti 20 ans trop tard pour pouvoir communiquer avec le spectateur.