Pâté en croupe
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le 22 mars 2018
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Mektoub my love. Décidément, curieux titre que la vision du film n’élucide pas vraiment. Si Mektoub désigne le destin en arabe, je ne vois pas vraiment quelle est la destinée des personnages de ce film auquel il arrive si peu de choses. Mais que peut-il bien arriver à des personnages aussi superficiels ? Si on était féru de formules chocs prêtes à être posées en 120 caractères sur Twitter on pourrait résumer ainsi Mektoub my love : les anges de la téléréalité filmés par Pialat. Mais on ne le fera pas, car Kechiche vaut mieux que ça.
Pour jouir du film, il faut cependant accepter ce postulat : durant 3h nous seront montrés des gens qui n’ont rien à dire et pas davantage à faire. Le mystère et peut-être le génie de Kéchiche est que ça marche. C’est en effet le quasi miracle qui s’impose à nous (enfin, à moi) : on n’accepterait pas de passer plus de 5 minutes dans la vie réelle avec ces gens et pourtant on est captivés par leurs discussions interminables, répétitives, bégayantes (exemplairement les interprétations d’Ophélie, complètement circulaires). Cela tient sans doute à la stupéfiante justesse de chaque dialogue, de chaque geste et de chaque personnage. Le sentiment d’avoir déjà croisé dans la vie chacun des rôles d’un film est aussi suffisamment rare pour être souligné. Mais cet effet de réel, purement mimétique, serait seul insuffisant à nous combler. Il est doublé par l’excès de la mise en scène. L’excès du filmage caméra à l’épaule, l’excès des gros plans, l’excès dans la durée des scènes. Cette outrance fait basculer les scènes dans autre chose qu’une simple imitation réussie du réel qui habillerait une narration. Car de récit il n’y en a pas beaucoup. Plus les séquences durent, plus on perd leur intérêt dans le récit, plus elles deviennent sans objet et presque autonomes du reste. La première scène avec Ophélie, paniquée par l’arrivée d’Amin et qui met du temps à se remettre de sa frayeur, en est un exemple. La scène n’a pas beaucoup de direction, les acteurs ont l’air de meubler, ça patine un peu. Sauf qu’en la faisant durer 5 minutes de plus, alors qu’elle s’essouffle, on tombe dans une espèce de flottement, dans un quasi délire qui contre toute attente tient.
Peut-être est-ce la raison pour laquelle les personnages sont si creux et les situations si anodines : avec trop de plein, on ne pourrait arriver à cette stase. Il faut frôler le néant pour accéder à la plénitude du vivant, pour le sentir avec une telle intensité. Car c’est peut-être parce qu’on ne fait pas grand-chose qu’on évite d’autant mieux l’épuisement et la finitude.
Je m’égare. Il faut redire qu’il s’agit bien d’un film de pure surface, bien loin de la grande orgie que certains nous promettaient. Une seule scène de cul et peu voire pas d’érotisme. Car Kéchiche est dans un régime de monstration totale. On fait des gros plans sur les hanches, les fesses et les seins, alors qu’évidemment l’érotisme ne peut qu’exister qu’en occultant certaines parties du corps, en les suggérant. Il faudrait pour cela filmer les personnages autrement qu’à la façon frénétique et butée d’une mouche qui se cogne contre une ampoule allumée. Avec ce style-là, on ne sera pas étonné de voir aussi peu ce que fait l’été aux corps. Dans ce film, personne n’a chaud, personne ne transpire, on se baigne assez peu (ou tout du moins on ne le voit pas beaucoup). Oui, le soleil est partout, mais la chaleur et la moiteur ne sont nulle part. Donc en réalité, peu de sexe. Peut-être parce que Kéchiche a déjà donné avec le précédent mais peut-être aussi parce que l’économie du sexe (une excitation, une montée suivie d’une descente un peu désabusée) s’accorderait mal avec la langueur générale.
J’en terminerai avec le débat sur l’omniprésence des culs filmés en gros plan par Kéchiche. Cela ne m’a pas dérangé plus que ça, jusqu’à la fin du film j’ai un peu tiqué lors de la dernière scène de boîte, où s’enchaînent les danses lascives des filles. Je me suis un peu agacé car ces déhanchés ne sont pas si étourdissants ou beaux ou simplement excitants, le spectateur n'en a pas besoin d’en avoir autant. Est-ce qu’à ce moment-là Kéchiche ne surestime pas un peu sa puissance ? Mais aussi et surtout, n’est-ce pas un peu pauvre et limité cette expression de la volupté ? Il n’y a peut-être rien de plus beau qu’une personne qui danse de tout son corps et de toute son âme. Or chez Kéchiche ça se réduit à du booty shake. De même, pourquoi ne voit-on pas (ou quasiment pas) les hommes danser ? Je ne dis pas ça par souci déplacé de parité dans un film mais parce que je trouve que les hommes sont souvent très gracieux quand ils dansent, car ils sont toujours un peu maladroits, car ils baissent la garde. Mais le corps des hommes n’intéresse pas Kéchiche. Le critique François Bégaudeau disait qu’il filmait les femmes dans toute leur puissance. Je regrette qu’il n’en fasse pas de même avec les hommes, qu’il se limite – et c’est vraiment ça pour moi, une limite – aux femmes. Et ce n’est pas que dans ce film-ci, on se souvient de la mollesse de l’ado amoureux de l’Esquive face à la tornade Sarah Forestier et de l’absence de vrai personnage masculin dans la Vie d’Adèle (ce qui peut se comprendre pour une romance lesbienne mais fait symptôme malgré tout). Et pourtant, le seul personnage qui m’émeut un peu est celui d’Amin. Il me touche quand il se fait voler sa chope au début (vol qui apparaît au fil de film comme consenti et non subi), quand il écoute sagement ses amis, quand il console de son chagrin d’amour la meuf dont j’ai oublié le nom. La dernière scène est très réussie et m’a permis d’effacer mon agacement de celle de la boîte. Deux choses me touchent ici : l’isolement de cette femme (contre toute vraisemblance, pourquoi ne pas partir complètement plutôt que rester seule sur la plage) qui lâche incidemment et doucement que « les jours se ressemblent un peu » ; et la gentillesse définitivement insondable et insaisissable d’Amin. Ainsi, après presque trois heures, l’émotion point, presque malgré le film et Mektoub achève de me convaincre, au finish.
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le 4 avr. 2018
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