[SPOILERS]


Contrairement à ce que laissent croire ses films, la diplomatie n'est pas le fort de David Fincher.


Alien 3 ? Un film dont les personnages ne cessent de composer les uns avec les autres, mais aussi un travail qu'il renie au point de ne pas participer à la version longue dont se chargera le producteur. Le chef op' Darius Khnondji ? Après avoir transformé un habile script de cop show en cauchemar urbain avec Se7en, il quitte le plateau de Panic Room faute de pouvoir expérimenter à sa guise sur ce récit...où tout est affaire de négociations entre quatre murs. Déclaration de Fincher : "Nous étions en train de tourner un film, or Darius ne fait que du cinéma !", belle façon de dire qu'il a envoyé se faire voir un Knodji prétentieux. Quant à Millenium, il suffit de jeter un œil à ses suppléments pour être cueilli d'entrée par les propos de Fincher qui, tentant d'expliquer le succès des romans et de sa propre filmo, assène un superbe : "Je pense que les gens sont des pervers". Difficile de faire plus cash, alors même que Millenium est composé d'opinions divergentes.


Pas étonnant que ce film-ci débarque pile après The Social Network, autre enchevêtrement virtuose de voix discordantes. Consciencieux, Fincher ignore les acquis de son précédent travail pour s'adapter au matériau actuel. Ici, pas d'alternance entre passé et présent en dehors des rares flash-back, pas de témoins permanents (les avocats) pour commenter/rythmer les dialogues des concernés (quelques post-ados soudain millionnaires). Fincher met même de côté 10 ans de son propre cinéma pour s'attaquer à Millenium. Benjamin Button ? On imagine dès les premiers instants l'issue douloureuse d'un personnage condamné à rajeunir. The Social Network ? Nous connaissons d'avance l'issue de ce récit tiré de faits réels, et en prise directe avec l'époque où Facebook est né. Zodiac ? Une affaire dont chacun sait qu'elle resta irrésolue. Il faut en fait remonter à Panic Room pour tomber sur un Fincher où le suspense pur, et donc notre méconnaissance totale du script, tient un rôle essentiel.


L'auteur de ces lignes n'ayant pas lu le roman d'origine ni vu l'adaptation suédoise, difficile de ne pas être estomaqué par la somme d'informations que déballent, recomposent et questionnent Fincher et ses scénaristes. Bâtir un suspense policier sur un meurtre est chose très courante. Suivre pour cela un personnage de journaliste plutôt qu'un flic pur et dur est chose moins courante - le cinéaste alternait judicieusement ces deux points de vue à l'occasion du tortueux Zodiac. Discuter, observer, annoter, résumer, puis discuter encore, en ménageant des auditeurs qui ne se parlent pas les uns aux autres mais ont tous des choses à dire au sujet du voisin... Parachuté sur une enquête vieille de plusieurs décennies, le journaliste diffamé Mikael Lindqvist n'a pas choisi la facilité pour son exil.


Le somptueux générique d'ouverture ne mentait pas : sous ses atours lisses, high tech, Les Hommes qui n'aimaient pas les femmes est un monstre de violence sourde, tel un souvenir qui colle à la peau, aux murs et s'insinue jusque dans le sol. En quête d'oubli, son héros fuit la réalité en fouillant dans les poubelles des autres. De cette posture, le scénariste Steven Zaillian tire un héros savoureux car puni injustement. Le voir se geler dans sa petite cabane, avec son chat et ses piles de dossier, lui confère une proximité immédiate dont bénéficie également Lisbeth Salander, que le script met judicieusement en position de force lors de son entrée en scène, pour mieux la faire flancher dans l'acte suivant, et enfin laisser exploser son instinct de survie. En même pas une heure, Rooney Mara donne corps à un personnage à qui le script a, en soi, déjà offert un film entier : situations quotidiennes, crainte pour un proche, problème financier inattendu, épreuve insoutenable, dégoût, terreur, souffrance, puis renaissance et affirmation dans une colère inouïe.


La richesse de Millenium n'est pas feinte car elle s'applique autant aux noeuds de l'intrigue qu'aux soubassements psychologiques de ses héros. "Des amies me disaient : non, tu ne peux interpréter Lisebth, ça ne te ressemble vraiment pas". Je leur ai répondu : "Mais allez vous faire foutre, bien sûr que je peux le faire !", raconte Rooney Mara. Le feu sous la glace comme dirait l'autre, tempérament qui colle parfaitement au long-métrage dans son entier. Bonne idée, au passage, que d'avoir assimilé la plupart des décors domestiques à la même atmosphère bourgeoise. L'arrivée dans l'antre du vieillard nazi n'en est que plus surprenante, bicoque luxueuse remplie à ras bord de souvenirs, dont quelques reliques du IIIe Reich. Un contraste qui prend tout son sens lors du (premier) climax, où une cave ultra clean souligne les horreurs qui s'y déroulent, sous la main experte d'un bourreau qui admet sans ciller être soumis à ses pulsions meurtrières. Presque tous les personnages de Millenium en sont d'ailleurs réduits à tromper leur solitude, effet que souligne la disposition absurde (et hilarante) d'une île dont les habitants se parlent à peine les uns les autres, si ce n'est pour obligations professionnelles.


Que l'on se souvienne de Jesse Eisenberg dans The Social Network, créateur du plus grand réseau social au monde, et laissé seul face lui-même dans un épilogue faussement triomphal. Que l'on se remémore le visage absent de Brad Pitt lors des derniers plans de Se7en, broyé par une enquête et une ville qui l'ont mâché puis recraché. Que l'on repense aux derniers mots de Cate Blanchett dans Benjamin Button, témoin esseulée des derniers jours de sa plus belle idylle. Et que l'on regarde droit dans les yeux le personnage de Lisbeth Salander, enfin capable de lien social, enfin en confiance avec un autre être humain, et finalement résignée à sortir de la vie de Mikael en jetant aux ordures le symbole d'une amitié naissante pour repartir de son côté, seule dans la nuit. Monstre de thriller archiviste et bijou de mise en scène sophistiquée, Millenuim reste avant tout une énième déclaration d'amour aux personnages brisés comme Fincher les a toujours mis au premier plan.


Ces personnages, au mieux à bout, au pire six pieds sous terre, portent un nom dans les histoires d'assassins, un nom commun : les victimes. En amorce du climax de Se7en, Brad Pitt cherche à se remémorer le nom d'un ancien collègue qui s'est pris une balle. "C'était quoi son nom, déjà ?". Pas moyen de s'en souvenir. Fincher le sait, le public (celui des salles comme des journaux) se souvient des assassins, rarement des victimes. Le réalisateur insistait judicieusement là-dessus en 1995, alors même que son assassin demeurait sans identité propre. Drame intime glacial et poignant, Millenium, lui, s'intéresse aux victimes. A un père soumis à la torture annuelle de souvenirs sans expéditeur. A un journaliste injustement bafoué par un escroc. Et à l'isolement extrême de Lisbeth Salander, forte tête intelligente piégée comme la dernière des fillettes par un violeur en gabardine. La scène est terrible. L'après l'est encore plus, le cinéaste captant avec la même franchise l'humiliation d'un chèque tendu, la proposition faite à la victime de la ramener chez elle, et cette marche longue, douloureuse, où elle tente de masquer sa honte jusqu'à une douche elle-même insupportable.


Si le deuxième opus de la franchise semble toujours compromis, qu'à cela tienne, la dernière image de The Girl with the dragon tatoo donne à elle seule envie de revoir ces deux heures trente d'investigation maladive, (en)quête dont les allures de conte pervers ouvrent en grand les fêlures de ses personnages. Point de véritable petite fille aux allumettes ici mais au moins un pont enneigé, équivalent contemporain du Pont-sous-les-eaux et du Pont-de-l'épée. Soient les deux seuls accès, dans les légendes artuhriennes, vers le royaume de Gorre, lieu maudit dont ne ressortent jamais ceux qui y entrent. Tout blockbuster américain qu'il soit, Millenium suinte le même sentiment de mal absolu. Certainement présent dans le roman original, le pont qui mène à l'île des Vangler cristallise tous les enjeux du long-métrage en plus de former, à l'écran, un élément visuel aussi fort que le conduit ventilé de Alien 3.


Loin de s'en remettre tout entier aux métaphores, David Fincher continue, année après année, de bannir de son cinéma les personnages idiots. Encore et encore, il filme des gens qui cherchent, réfléchissent et agissent. Film-dossier rempli de fausse pistes, Millenium, dans la droite lignée de Zodiac, exalte l'intelligence et la remise en question. Pas étonnant qu'il continue de captiver, vision après vision, quiconque est sensible à son ambiance inhospitalière.


Et la diplomatie dans tout ça ? Omniprésente. Dans les poignées de mains, les regards fuyants, les dîners, les rencontres. Jusque dans un gag qui scelle pour un temps le destin du personnage interprété par Daniel Craig. Après tout, déjà dans Zodiac, Jake Gyllenhall, assoiffé de vérité, ne pouvait pas résister non plus à la tentation de se laisser inviter dans une cave, quand bien même son instinct lui disait de fuir.

Fritz_the_Cat
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le 11 nov. 2017

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