À chaque fois c’est la même chose. Le scénario est bancal, l’histoire regorge de clichés, la musique en fait un peu trop, on est bien dans un film d’Eastwood. Cette fois-ci, ce dernier incarne un vieux coach de boxe un peu misogyne sur les bords qui va prendre une fille pleine de volonté sous son aile et la conduire jusqu’aux championnats du monde. C’est le même principe que Gran Torino et Cry Macho et les défauts sont exactement les mêmes.

L’histoire n’a rien de très crédible. On ne devient pas champion du monde de boxe en moins de deux ans en partant de zéro. Pourtant, c’est exactement ce que va faire l’héroïne du film, scène après scène, on la voit gagner tous ses matchs, et toujours sur le même principe : son adversaire a le dessus sur les premiers rings, puis le vieux Clint arrive, lui donne la bonne stratégie, et en un uppercut c’est la victoire au tour suivant. C’est cousu de fil blanc et c’est sans oublier certains clichés un peu lourds, en particulier le personnage de Morgan Freeman, qui est exactement le même que dans à peu près tous ses autres films : le vieux sage qui explique le scénario en voix off. D’ailleurs, comme à chaque fois, si Morgan Freeman joue dans un film, il faut que le récit soit un gigantesque flashback. Il y a aussi la famille américaine moyenne, celle qui ne fait rien pour mériter le respect d’Eastwood, celle qui est cupide, médisante, et qu’il méprise profondément. Dans Gran Torino, c’était les enfants qui voulaient mettre leur père en maison de retraite pour reprendre sa maison et sa voiture, dans Cry Macho, c’est le père qui veut récupérer son gosse pour soutirer de l’argent à sa femme, dans Richard Jewell, c’est la journaliste, etc. Et dans celui-ci, on n’y va pas avec le dos de la cuillère avec cette famille de gros beaufs, cupide évidemment, et la mère qui fait un tour à Disneyland avant de passer voir sa fille tétraplégique à l’hôpital pour la première fois, et qui ne le fait que pour une histoire de pognon. Bref, ce n’est pas subtile du tout, probablement adapté d’un roman très médiocre, on reconnaît vraiment que c’est un film d’Eastwood.

Mais ce qui fait qu’on peut être vraiment sûr que Million Dollar Baby est un film d’Eastwood, c’est que c’est un grand moment de cinéma qui prend aux tripes. Derrière toutes les maladresses de l’intrigue, on retrouve toujours cette sobriété, cette sincérité et cette justesse des sentiments qui rattrapent largement tout. Le cinéaste filme des choses vraies, simples, à hauteur d’yeux, tous les clichés du scénario sont atténués par l’épure de la mise en scène. Il n’y a aucune volonté de manipuler le regard du spectateur en prenant le parti d’un personnage, de forcer une émotion artificiellement. La caméra restitue les scènes dans leur entièreté et les émotions qui s’en dégagent sont toujours ambiguës, complexes. On a l’impression d’avoir des humains devant soi, pas des personnages-fonctions schématiques (sauf la famille de beaufs). C'est une mise en scène assez hawksienne finalement.

Le basculement du film dans son dernier tier est un très gros point fort aussi. Si le principe de base de montrer l’ascension d’une femme dans le milieu de la boxe qui l’extirpe de sa condition sociale n’a rien de très original, la tournure que cela prend suite à son accident est absolument déchirante et fonctionne parce que sa relation avec le personnage incarné par Eastwood a été parfaitement montrée. On sent tous les remords de son coach qui voit son passé se répéter tout en continuant de penser qu’il a eu raison de la pousser dans cette voie. D’ailleurs le film soulève à travers ses personnages beaucoup de questions d’ordre moral et politique sans forcer notre opinion dans un sens ou un autre. D’un côté, on pourrait reprocher au cinéaste républicain cette fascination qu’il a pour les valeurs de l’effort et du mérite, puisqu’à travers ce personnage de coach, il se montre comme celui qui considère que malgré tous les déterminismes, tout le monde peut s’en sortir et doit le faire pour gagner son respect, mais d’un autre côté, la rage qui habite son héroïne, sa volonté de prendre une revanche sur la vie à travers le sport, qui la pousse jusqu’au championnat du monde, la conduit aussi dans sa tombe, comme si ses déterminismes de classe finissaient malgré tout par la rattraper, exactement comme le personnage de Freeman, noir, et donc en bas de l’échelle sociale. Le propos est donc finalement très riche et très ambivalent, et c’est parce qu’il ne déforme pas la réalité de ses séquences, et on ne discute pas avec la réalité. Le plus important dans ce cinéma, dans n'importe quel bon cinéma, ce sont les sentiments. Les émotions suscitées par le film n’orientent pas le propos, elles le remplacent, en ramenant tout à des affects humains contre lesquels il n’y a rien à rétorquer.

C’est d’ailleurs probablement le film le plus émouvant du réalisateur après The Bridges of Madison County – qui est l’un des films les plus déchirants au monde – et c’est principalement dû au fait qu’il joue dedans. Je pense même que la plupart des films de et avec Clint Eastwood seraient sans intérêt avec quelqu’un d’autre dans le rôle principal. C’est particulièrement vrai pour son dernier, Cry Macho. C’est incroyable à quel point sa personne, sa stature, l’acteur vieillissant Clint Eastwood est l’élément principal de sa mise en scène. On sent que c’est lui aussi qui tient la caméra tellement, comme interprète, il semble avoir intégré toute l’âme du film et n’a pas l’air de suivre une quelconque direction d’acteur commandée par un autre. Dans la scène où il s’effondre dans l’église, ça ne peut être que lui le réalisateur pour que le jeu soit aussi juste. C’est comme le rôle que Pialat se donne dans la scène de dîner de À nos amours : on ne peut pas demander à un acteur de jouer ça, on n’écrit pas le rôle de quelqu’un d’autre que soi-même comme il le fait. C’est risqué de se mettre en scène dans son propre film, d’être à la fois réalisateur et acteur, ça peut vite déboucher sur le narcissisme le plus indigeste, mais ici ça marche, et tellement bien que je trouve dommage que si peu de cinéastes s’y essayent.

Beorambar
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le 14 août 2023

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