"Il n’y a pas de réponse." Ce pourrait être une des phrases clés du cinéma de Clint Eastwood, réplique offerte au lancinant "Pourquoi pas ?" de John Huston. C’est aussi un des leitmotivs de son vingtième long-métrage, décliné au hasard des rencontres à mesure que Kelso comprend que, justement, on ne saurait prétendre tout comprendre, tout expliquer, tout départager, tout juger. Message de tolérance, d’intelligence donc, que le cinéaste se garde bien s’asséner mais qu’il distille insidieusement, sans qu’on y prenne garde, comme s’impose la séduction des chansons de Johnny Mercer, comme coulent les sensations nées du souffle du vent dans les feuillages, dès les premiers plans, sur la tombe de l’enfant le plus célèbre de Savannah, en Géorgie. Minuit dans le Jardin du Bien et du Mal se situe aux antipodes du cinéma de l’efficacité, tranche par sa discrète élégance avec une obsession de la virtuosité, au point qu’à sa sortie, certains déplorèrent que son style détendu et néoclassique commençait à ressembler à un style de vieillard. Gros malentendu, tenant au fait qu’ici, l'explicitation des données objectives (l’intrigue, les personnages, le paysage urbain) soit totalement contaminée par la trame cachée, les lieux et les esprits manquants. D'où une atmosphère flottante, des ellipses nombreuses, des situations presque irréelles qui permettent à l'intrigue de progresser sur un mode de surplace aléatoire. D'où également un espace miné par un système de "trouées historiques" (les demeures du vieux Sud, l'ancien cimetière, les jardins d'autrefois) à travers lesquelles le présent est comme brouillé par le passé : parfois, le spectateur ne sait plus où il se situe dans le temps, alors que le récit est absolument contemporain. Cette fluidité sans apprêt se révèle donc le moyen idéal pour se familiariser avec l'ambiance de cette ville quasi légendaire, qui sert non seulement de cadre au film mais en est l’un des protagonistes.


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Comme avec Sur la route de Madison deux ans auparavant, Eastwood adapte ici un grand succès de librairie. L’argument est à la fois très simple est propice aux plus sinueuses échappées romanesques : venu en touriste à Savannah, un journaliste, John Kelso, tombe amoureux de la ville, de ses rites, de ses idiosyncrasies, de son style de vie qui ne cessent de le surprendre. Il s'y installe et y vit pendant huit ans, sans toutefois rompre entièrement ses attaches avec New York. Il va non seulement rencontrer mais devenir le familier d'une multitude de personnalités locales, y compris Jim Williams, antiquaire et restaurateur de tableaux et de maisons historiques, célèbre parmi les habitants pour son hospitalité et en particulier sa grande fête de Noël annuelle. Kelso sert de médiateur entre le spectateur et l'univers très particulier de la bonne société de Savannah : c'est à travers ses yeux qu’on la découvre et que l’on partage son étonnement. La ville sudiste a tout d’une communauté anachronique, miraculeusement préservée des ravages de la guerre de Sécession, épargnée par les incendies d’une Histoire pourtant lourdement chargée (du massacre des Noirs libres par Andrew Jackson aux exactions du Ku Klux Klan), et qui, selon l’heure du jour ou de la nuit, semble vivre en 1860, 1900 ou 1930. Face à ce monde capiteux à souhait, déporté entre luxe et volupté, archaïsme et magie noire, grand art et scandales, Kelso n'a qu'une réaction : il ouvre la bouche, ahuri et béat. Jusqu'au moment où s'insinuent en lui quelques-uns de ces troubles secrets, quelques-unes de ces humeurs alanguies, et où il se voit peu à peu défait par la ville et ses habitants, comme ravi par elle et par eux, capturé, emporté, tenu prisonnier. Kelso finit par danser au-dessus du volcan des passions, par se fondre dans Savannah, corps étranger peu à peu absorbé par le non-dit, l'incertain, la moiteur et les fantômes du temps qui passe, par l’étoffe envoûtante dont sont faits les rêves.


Au tout début du film, une voix féminine chante doucement une ballade. La caméra se déplace souplement dans un parc superbe. Est-ce un cimetière, ce jardin dont parle le titre ? L’affirmer serait simpliste mais c'est au moins l'avis de Minerva, prêtresse vaudoue rondouillarde et souriante qui observe d'un air entendu un avion en descente sur la ville. À Savannah, il y a vingt-quatre jardins publics (cimetières non compris), de splendides demeures d'avant la guerre de Sécession, une douceur de vivre aussi caressante que les mouvements d’appareil, et donc Jim Williams. Spécialiste de l'ambiguïté, de la menace, il occupe une position incertaine et marginale dans une collectivité dont il est paradoxalement l'un des piliers. Il est à la fois un homme du passé, par son goût des beautés anciennes, sa façon de réincarner un idéal de contenance, de tenue, et un homme du secret menant une double vie, tout en organisant le ballet mondain de l’aristocratie sudiste. Une volonté de fer dans un esprit de velours, une intimité troublée dans une apparence guindée. Il inspire à ses pairs des sentiments partagés : admiration, envie, ressentiment, méfiance... Célibataire parmi des couples traditionnels, donc suspect, il ne cache pas exactement son homo-sexualité, mais on lui sait gré de ne pas en faire état, moyennant quoi, les apparences étant sauves, on peut faire "comme si de rien n'était". En tuant son jeune boyfriend, par légitime défense ou non, il rompt cette entente tacite, et on ne lui pardonnera pas. Riche, séduisant, mystérieux, il paraît devoir devenir le héros à la place de Kelso. Erreur. Il n'y a pas de héros dans ce film. Et plus le nombre de personnages croît, plus les rebondissements s'accumulent, moins on sait à quel protagoniste se vouer, dans quel genre s'installer, sur quel repère compter. Ce qui est exactement l'enjeu du projet, sans doute l’un des plus ambitieux et complexes dans lesquels se soit lancé le cinéaste. L’ouverture aura pu laisser croire à un film fantastique ; l'arrivée de Kelso, à une chronique provinciale ; la fête donnée chez Williams, à une parabole sociale au faste viscontien. Un crime survenant, le procès et les péripéties qui s'ensuivent suggèrent les nombreuses variantes de film noir, à suspense ou récit d'audience. Tous ces genres poussent dans le Jardin d’Eastwood, et la musique, et l'amour, et l’amitié, et la comédie.


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Le réalisateur ne s’engage non plus dans le portrait doux-amer d'une cité peuplée de figures intrigantes. Chaque personnage a droit à son heure de gloire devant la caméra. Même le plus dingue, comme cet érudit hypocondriaque qui se balade entouré de ses mouches, avec des hannetons vivants attachés à ses habits et un flacon avec lequel il menace d'empoisonner toute la ville. Même le plus pittoresque, comme la charismatique Lady Chablis, travesti extraordinaire, drag-queen noire entre deux âges, star underground dans son propre rôle (elle est une vedette du ghota mondano-médiatique d’Outre-Atlantique) qui prend l'ascendant sur le récit et à laquelle Eastwood, visiblement fasciné, offre des scènes sur mesure, la filmant durant son spectacle et semblant oublier jusqu'à l'histoire qu'il avait commencé à raconter. Même le plus fruste, comme Billy, le beau loubard, giton de Jim Williams que celui-ci a abattu au terme de la soirée la plus chic du tout-Savannah — dont devait rendre compte Kelso. Le film fonctionne sur des rituels (le cercle de la bourgeoisie noire, le club des femmes mariées, la prison, la cour de justice, le dandysme sudiste, les supporters de l'équipe de football…). Étant entendu que les rituels ne sont jamais mieux mis en évidence que par leur transgression — à quoi s'appliquent les nombreux excentriques qui peuplent la fiction comme les éléments d’une mosaïque. C'est un monde en harmonie que décrit la caméra, jusqu'au titre : le bien et le mal ne sont pas ennemis, mais d'une symétrie dont il convient d'user avec un peu d'eau pure et une poignée de piécettes (les colifichets de Minerva), loin des manichéismes et des simplismes sur lesquels sont bâties trop de productions hollywoodiennes. Ce qui vaut à l’œuvre de se déporter parfois vers d’étonnants effets théâtraux (tel le bal des débutantes noires, traité en forme d’anthologie grotesque) où l’artifice, la liberté, la continuité du verbe et du corps désignent effrontément la vérité des êtres.


Avec nuance et conviction, Eastwood continue ainsi d’explorer un territoire toujours en friche, celui des fondements identitaires de son pays. Film-procès et œuvre intime, ce faux polar méditatif pose un regard aigu sur la justice américaine, à la fois étendard d’une liberté constitutive et antichambre paradoxale du système. Mais si sa caméra-mémoire examine les croyances dogmatiques et leur dérive sociale, si elle met brillamment en perspective des notions aussi absolues que la loi et le crime, le droit et le devoir, elle magnifie avant tout le charme impalpable d’un voyage sur le fil de l’invisible. Ce que l’on ne voit pas compte autant que ce que l’on voit, tel le chat de Williams qui se fond dans les dessins d’un tapis, tel Billy dont le cadavre s’imprime puis s’efface d’un coup en une fugitive apparition pleine de douceur et de sang. Au terme du récit, un étranger arrivé dans la ville est resté, a créé des liens, a été adopté par les habitants. Émiettée, confite dans ses codes et ses rites, la collectivité retrouve donc la possibilité d'intégrer de nouveaux membres, comme au temps du melting-pot — qui était, aussi, celui de ce grand cinéma américain dont Eastwood est l'un des rares héritiers. Avec une logique secrète et sereine, les personnages les plus surprenants, les plus extravagants, les plus différents trouvent l’accord parfait, au sens musical du terme. Cet accord se fonde sur la règle du jeu, communément admise et acceptée, aussi bien par les humbles qui promènent des chiens morts que par les nantis les plus en vue. C’est ainsi que le monde est monde — un monde parfait, pour rester chez Eastwood. Souriante sagesse dans le cimetière, que symbolise la statue tenant égaux deux plateaux sur l'affiche. Souriante et étrange comme ce film dont il est difficile de se défaire de la suavité indolente, des volutes funèbres et joyeuses. Minuit dans le Jardin du Bien et du Mal a le parfum des fleurs vénéneuses. Lorsque le générique final défile, on est un peu comme Kelso, happé par l’esprit du vieux Sud, captif consentant de l’esprit d’un lieu : on a beau penser qu’on en sort, en vérité on y est resté.


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Thaddeus
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le 5 mars 2023

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