Revu 16.11.2019 (Salle, DCP)
Bonjour Iris,
Ce matin, comme un songe sorti du songe, le film se réveille avec moi. Le parcours que nous avons fait ensemble hier soir après la projection s'est prolongé cette nuit. Tout ce travail à reprendre par la conversation les chemins du film, à en déplier les paysages et les heures, à redessiner les lacs, mers, lumières, pics, déserts et océans, tous ces pas en ville, égarés d'émotions, pour chercher la source même qui a formé ce torrent, tout ceci absorbé par le sommeil, remodelé par le rêve, clignote ce matin au rythme d'une alarme ou d'une enseigne, comme la clé au-dessus du cordonnier à l'angle. Le café en est meilleur et au fond du verre, c'est le générique que j'aperçois à l'instant. Comme s'il avait le fin mot de l'histoire.
Souviens-toi : des diamants tombent en cascade, ils brillent de tous leurs feux - de tous leur faux - car seraient-ils vrais que la couleur, le rythme onirique de leur chute interroge au minimum sur leur valeur, laisse une petite chose en suspens. Et puis, dans tous les cas, aussi vrais ou faux soient-ils, ils finissent par s'accumuler et par obturer le champ. La chanson qui semble tomber avec eux comme une pluie d'été, occupe aussi tout le spectre du champ sonore ou presque, dans ce style glorieux des orchestrations de l'époque où les cordes semblent vibrer de toutes leurs ondes. Les paroles, je crois qu'il ne faut pas les oublier. Sous leur aspect convenu et presque faux de chanson d'amour, elles s'accrochent quand même au titre même du film par un avertissement, s'y suspendent comme une note en bas de page, un battant de cloche. Et tu vois, ces petits mots hier sont passés inaperçus, perdus dans un océan indifférencié et ce n'est que ce matin qu'ils émergent.
Souviens-toi : amour, oui, l'amour sans quoi la vie n'est qu'une imitation. Paul disait ça bien aussi et il avait remarqué tout aussi bien à quel point on ne sait toujours rien à l'amour, pire, à quel point on se persuade d'avoir tout compris et d'en faire une chose entendue, banale, qui peut venir ou non, comme un caprice extérieur indépendant de la volonté. D'ailleurs, le film permet non sans grandeur d'âme à qui ne veut ou ne peut de ne pas s'engager pleinement dans la question. Il lui restera toujours ce brillant séduisant, agréable sans doute si, par conviction, paresse ou humeur, il veut considérer l'amour comme deux petits mots inconséquents et insignifiants d'une banale chanson. Et quoi de plus facile que d'ignorer une absence, mais quoi de plus tragique lorsque cette absence fait de la vie une ombre, un succédané. Oh, écoute ce mot : "suc-cès dam-né", ce drôle de jeu de mots. Parce que le film ne fait pas que sous-entendre la question. Le succès comme sanction du manque d'amour, comme signe de notre incapacité d'aimer? Une diversion nous rendant de plus en plus incapables d'aimer dans une sorte de cercle infernal descendant proportionnellement à l'ascension de la gloire... Aboutissant aux ombres de la vie. À son trouble comme dit la dernière chanson, bouclant la boucle avec la première.
Est-ce que l'Eastmancolor n'éclate pas tant ici que, parce que dans un ultime geste de compassion pour l'homme propre au mélodrame, il n'a plus d'autre choix que de s'embraser comme les flammes de l'enfer pour nous offrir, même au dernier cercle, une chaleur, une lumière ou des larmes? Un ultime sursaut de lucidité ne serait-ce que pour se poser la question "qu'est-ce que l'amour?"
C'est la question que le film travaille avec Annie de la façon la plus radicale, donnant la mesure de notre ignorance, la tension extrême qu'elle génère. Et on ne pourra pas prétendre que ce personnage prend la question de l'amour à la légère. Elle en est même à la limite de la sainteté et néanmoins ignorante, victime elle aussi d'une loi implacable qui sanctionne cette ignorance. Meurt-elle d'amour, de son absence, de l'absence d'amour de sa fille? De son absence d'amour à elle qui ne permet pas d'en transmettre à sa fille? A-t-elle vécu? Quelqu'un des personnages a-t-il vécu, aperçu peut-être ce que pourrait être une vie pleine, sans faux-semblants? Et quelqu'un dans la salle?