Rarement le titre français d’un film, pourtant légèrement différent de l’original, aura saisi avec une telle acuité l’essence même d’une œuvre. Mirage de la vie. C’est bien de mirage dont il s’agit ici, à l’image de cette multitude de diamants qui, lors de la première scène, tombent devant la caméra et finissent par en altérer la vision. Derrière ce joyau du cinéma américain se cache le chant du cygne d’un des derniers grands maitres classiques qu’Hollywood aura connus : Mirage de la vie sera le dernier film de Douglas Sirk aux États-Unis. Conscient d’appartenir à un monde en train de disparaitre, Sirk concentre ses efforts sur ce dernier film clairvoyant, traversé par une multitude de thèmes qui en font un témoin privilégié des changements sociaux s’opérants entre les années 40 et 60.
Le canevas narratif du film se concentre sur quatre personnages, deux femmes et leurs filles, que nous suivons à deux périodes de leur vie. La première partie se déroule au milieu des années 40 tandis que la seconde représente les personnages quinze ans plus tard, à la fin des années 60. Lola Meredith, jeune veuve portée par ses ambitions d’actrices et ses rêves de gloire, accueille chez elle Annie Johnson, une femme noire qui vit avec sa fille. Débute alors un entremêlement d’histoires où chaque personnage devra faire face à la perte de ses illusions. Loin des histoires de triangles amoureux qui ont pu caractériser certains des films de Sirk (Ecrit sur du vent, par exemple), le réalisateur aborde de manière frontale la question du racisme en le situant dans une société où le clivage entre les minorités se fait encore sentir. Brisant nos attentes, Sirk n’aborde pas le racisme sur le mode du consensus, mais sur celui du dissensus, à travers la dénégation d’un des personnages de sa propre couleur de peau. Sarah Jane, la fille de Annie Johnson, est métisse, mais refuse d’être assimilée à une personne noire. Douglas Sirk place courageusement le public américain des années soixante face à ses propres contradictions et à l’hypocrisie qui règne en maitre. En situant son film sur deux périodes charnières, Sirk montre l’évolution des mœurs et la révolution sexuelle qui est en marche. Entre nouveaux désirs et poids de la tradition, cette période en perpétuelle mutation est parfaitement métaphorisée par l’évolution de ces deux jeunes filles, dont le désir de quitter l’enfance se heurte à la rigidité du monde adulte. Chaque jeune fille devient le reflet inversé de l’autre, comme les deux faces d’une même pièce qui tournoie au sein de ce gigantesque manège aux vanités.
À la haine de Sarah Jane pour sa couleur répond l’amour de Lana pour son image. Actrice en devenir, elle s’accroche à son rêve de gloire comme à un mirage que l’on voit poindre à l’horizon. Douglas Sirk en profite pour régler ses comptes avec la machine hollywoodienne en faisant apparaître l’envers du décor, ce lieu où les rêves ne sont plus que des bribes de souvenirs d’un paradis perdu. Tous les personnages du film semblent courir après ce temps qui leur échappe : depuis Lana qui cherche à retrouver sa jeunesse jusqu’à Sarah Jane qui, dans une scène finale bouleversante, regrette le temps qu’elle n’aura pas passé avec sa mère. Seul David, le photographe, aura compris que l’unique moyen pour se saisir du temps est d’en capturer l’image.
Douglas Sirk orchestre sa dernière symphonie multicolore comme un cortège funéraire. L’ombre de la mort plane sur tous ces êtres qui semblent se débattre dans le vide contre leurs propres démons. L’enterrement final, dans sa majestueuse et pathétique lenteur, devient une allégorie déchirante du cinéma classique qui creuse sa propre tombe. Le mirage de la vie constitue le dernier grand monument de son auteur, une œuvre aussi crépusculaire que lumineuse, une ode à la vie qui nous rappelle l’urgence d’aimer.
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