Ceux qui n'ont pas lu "Moby Dick" le considèrent comme un classique du roman d'aventures. Mais l’œuvre d'Herman Melville est bien plus que cela: c'est un livre dense, complexe (j'avoue ne pas en être venu à bout !), avec une importante dimension philosophique et religieuse: le capitaine Achab, qui tient son nom d'un roi d'Israël impie qui persécuta le prophète Elie, qui ne respecte rien, même pas les lois de la mer (il refuse d'aider un capitaine à la recherche de naufragés), ne lance-t-il pas un défi à Dieu lui-même par sa quête obsessionnelle, démesurée et insensée de Moby Dick, le léviathan blanc ? Dès le début, un prophète déguisé en illuminé, nommé justement Elie, annonce comment cette quête s'achèvera, c'est-à-dire très mal !
Avec l'aide de son co-scénariste Ray Bradbury, Huston s'est très bien sorti de cette adaptation difficile, qui lui permit de traiter une fois de plus son thème favori: l'échec. La mort de Walter Huston, son père, l'empêcha de lui confier le rôle d'Achab et il se rabattit donc sur Gregory Peck, qui faillit se noyer lors du tournage et est ici dans son registre sombre, livrant une de ses interprétations les plus mémorables avec ce personnage halluciné. L'universalité de cette histoire se retrouve dans le choix des personnages, plus varié qu'il n'était en général dans les films hollywoodiens de l'époque: on trouve à bord du Pequod deux Afro-Américains, un Amérindien et évidemment le fascinant Queequeg (Friedrich Von Ledebur), polynésien qui deviendra l'ami d'Ismaël (Richard Basehart) après l'avoir terrifié (leur cohabitation forcée au début du film est un des rares moments où l'humour affleure). On n'oubliera pas non plus, en ouverture, la scène avec le pasteur interprété par Orson Welles.
On peut voir en Achab un possédé dévoré par l'hubris, mais aussi un gourou, dont la folie contamine peu à peu son équipage entraîné dans un suicide collectif, voué à sa quête égoïste et qui subit canicule et tempête. Tous comprennent pourtant qu'ils risquent de laisser la vie dans cette chasse à la baleine. Finalement, même le pieux Starbuck (Leo Genn), qui était à deux doigts d'assassiner Achab, est contaminé, mais c'est au nom de la raison, selon lui: Moby Dick n'est qu'une baleine, il est possible de la tuer ! Mais, comme les autres, il sera victime de son aveuglement.
Les scènes de chasse à la baleine restent aujourd'hui crédibles et efficaces et, même s'il est clair que c'est une maquette qu'on voit finalement engloutie par les eaux, l'affrontement avec Moby Dick tient ses promesses; l'image sépia lui donne, de plus, un côté étrange, surnaturel. Ismaël sera le seul à survivre, ironiquement, grâce au cercueil de Queequeg qui lui servira de canot de sauvetage, car il fallait bien un témoin pour relater cette ténébreuse histoire.