Ce n'était clairement pas le meilleur film en compétition à Cannes, ni le plus grand, cinématographiquement parlant (ces fondus au noir sont un petit peu faciles), mais si sa Palme a suscité tant d'indignation ce n'est pas pour des raisons esthétiques, loin de là, mais morales, je crois. Car Moi, Daniel Blake, est une condamnation, claire et nette, et presque insupportable tant elle remet en cause la façon dont nous vivons. Il devient de plus en plus difficile de garder les yeux ouverts face à un film qui nous parle de pauvreté et de solidarité. D'où toutes les protestations, qui ne seront jamais que celles d'un petit groupe de hipsters qui pensent que la Palme doit revenir à l'un des leurs. Or Ken Loach ne leur ressemble pas, faisant toujours le même cinéma depuis des années, de plus en plus édifiant (à dessein), de plus en plus centré sur son récit et de moins en moins sur son talent. Ce qui est superbe, dans Moi, Daniel Blake, si l'on excepte quelques paresses qui au fond n'entament pas la pureté du récit, c'est la façon dont Loach regarde chacun de ses personnages. Et je dis bien chacun : même les figurants sont des figures fortes (je pense à la file d'attente de la soupe populaire, aux personnes assistant à la journée de formation curriculum vitae, ou encore à la conseillère du pôle emploi anglais - laquelle est d'ailleurs un peu plus qu'une figurante, puisqu'elle propose un contrepoint, disons "humain", à la férocité de l'autre conseillère, et montre bien qu'il existe deux façons de travailler : soit "contre" l'autre, soit "avec" (et non bêtement "pour" : et là, moi je dis bravo Ken Loach, c'est tout simple et presque évident mais la nuance est claire, quand tant d'autres films - cette horreur de Maren Ade par exemple ! - se contentent d'une petite opposition mesquine entre le bien et le mal)). Corps et visages qu'on finit par reconnaître - auxquels on finit par reconnaître une existence -, parce que le cinéaste n'entend pas nous laisser sortir de la salle sans nous avoir exposé les raisons de sa colère. Il ne s'agit pas, pour moi non plus, d'opposer Daniel Blake à Toni Erdmann - car au fond les films de Guiraudie, Kleber Mendonça Filho et Bruno Dumont m'intéressent beaucoup plus -, mais de dire que Loach a fait un film honnête et qu'il faut vraiment sacraliser les Palmes d'Or pour s'indigner du fait que le cinéaste l'ait obtenue avec ce film, ou bien n'en avoir rien à faire de vivre dans un monde meilleur. Ce qui choque, au fond, c'est que Ken Loach ait encore une foi folle, à 80 balais, en la façon dont nous pourrions concevoir une société plus juste. Et oui, il se sert du cinéma pour ça, il abuse un peu sur les fondus et les effets dramaturgiques rentre-dedans - et alors ? Au moins, ce n'est pas raplapla.