Il y a quelques années, je m’étais attaqué frontalement à Polisse au prétexte que « le film est incapable, parce que le cinéma y est ontologiquement impuissant, de nous « montrer » ce qu'EST le quotidien d'une Brigade de protection des mineurs ». Or, pourquoi chez Ken Loach, cela prend-il ? Pourquoi parvient-il à nous montrer le quotidien des misérables ? Sans doute cela tient-il au fait que contrairement à la Brigade de protection des mineurs, nous voyons quotidiennement ce que produit la misère. Ken Loach n’est pas là pour nous renseigner sur la réalité. Il monte des scènes que nous connaissons tous, et les organise pour leur donner sens. Mais autre chose sépare encore le film de Maïwenn de celui de Loach, c’est le point de vue. Lorsque je repense à la scène qui prête à rire dans Polisse où une jeune fille fait face aux policiers et leur raconte comment elle a dû sucer des mecs pour récupérer son téléphone, je suis consterné. La connivence recherchée ici entre les policiers et les spectateurs est tout à fait insupportable. C’est rire du rapport de domination qui s’exerce entre des policiers adultes et une enfant. Que les garants du confort matériel bourgeois s’amusent de jusqu’où une enfant est prête à aller pour le conserver est odieux. C’est la perversion morale dans toute sa splendeur. La jeune fille aurait mérité un film sur elle. Mais ces personnages n’intéressent pas Maïwenn. Ces personnages, vous les trouvez chez les frères Dardenne, chez Guédiguian et chez Ken Loach.
I, Daniel Blake reprend la trame du Procès de Kafka. Un homme subit un arbitraire qui doit le conduire à un procès. Comme Joseph K., il se perdra dans les méandres d’une administration retorse et se heurtera à l’obstruction d’employés zélés. Bien sûr, la confrontation des deux œuvres n’est pas à l’avantage de Loach. Où Kafka, dans le contexte de la Mitteleuropa au tournant du vingtième siècle, carrefour d’identités et de langues, dont l’auteur est le parangon de l’habitant, au sein d’un pays immense où l’administration a rendu les rapports abstrait et lointain, où Kafka construit une ontologie nouvelle et l’être nouveau à venir, pris dans le procès depuis une faute ontologique jusqu’au jugement dernier sans rémission, Loach, lui, présente seulement la détresse sociale d’une catégorie d’êtres exclue dont l’absurde kafkaïen n’offre au récit qu’un cadre contingent.
Toute fatalité est refusée à son mélodrame par Loach dont l’humanité transfigure chaque scène. D’ontologique chez Kafka, le propos se réduit au politique chez Loach. Ce n’est pas l’être qui intéresse Loach mais la société et sa faillite. Il donne ainsi à voir tous les possibles, jusqu’à leur limite, de la solidarité. Et cette solidarité est amputée par le relai abstrait d’une administration dans laquelle l’individu est un numéro qui n’a jamais affaire au décisionnaire final. C’est le devenir abstrait des rapports humains qui est mis en scène dans I, Daniel Blake. La revendication au nom en dit long des intentions de Loach quant à l’identité. C’est la dignité de l’être contre l’abstraction du numéro. C’est à un numéro que l’on retire ses aides sociales. Dans la chaîne inhumaine de l’administration, les employés se contentent de faire des rapports à destination de décisionnaires qui n’ont pas affaire aux individus dont ils traitent les dossiers. La violence utile subie par les intermédiaires leur ôte tout état d’âme dans la remontée des incidents qui privent les allocataires de leurs droits. C’est la puissance de cette chaîne que Loach oppose à celle en déliquescence de la solidarité.
Voir I, Daniel Blake, c’est entendre un appel, déchirant d’humanité, à rompre les chaînes de l’abstraction pour renouer avec la nécessité d’un corps socialisé.
Il y a des tas de raisons d’aimer le cinéma, certains diront autant qu’il y a de films, mais je ne crois pas. Cependant, il faut distinguer peut-être deux grands types de films : certains s’adressent à notre esprit et d’autres à notre âme ; certaines œuvres nous renseignent sur l’humanité, d’autres nous offrent un destin. Je crois que I, Daniel Blake est de la seconde espèce. Rien ne prouve en effet que l’homme que nous peint Loach existe, c’est alors la formulation d’un vœu qu’il ne nous reste qu’à accomplir.