Timide, humble, mystérieux, Alain Resnais fait du cinéma comme un chirurgien du cerveau. Sur le tournage, c’est la gravité des salles opératoires : gestes méticuleux, quête de silence, obsession d’un calme serein où s'installe le suspense. Le film terminé, on découvre que ce fabuleux inquisiteur n’a pas son pareil pour ausculter, explorer, écouter, radiographier. Cette fois, il pose son regard sur les thèses d’un neurobiologiste, Henri Laborit, qui a dirigé le laboratoire d’eutonologie à l’hôpital Boucicaut après avoir introduit en thérapeutique le premier tranquillisant et l’hibernation artificielle. Par l’effet de catalyse d’un discours scientifique très simple, il oppose le pittoresque d’un récit de roman-photo au didactisme du commentaire, avec ses sketches décomposés sur le modèle de la télévision scolaire. Le film semble émerger peu à peu d’un chaos indistinct. Dès le premier plan, un cœur palpite dans le noir. Puis surgit une Babel de vies étalées et de voix superposées. Dans cet enchevêtrement, des inserts d’objets, une cuillère, une poignée de porte, une machine à coudre, viennent relayer les images primaires, où les couleurs d’une création du monde s’apprivoisent : pierres millénaires, mousses dorées, tortue immémoriale. L’omniprésence du spectacle, jeu dans le jeu instauré par Resnais, mystification volontaire au sein de l’entreprise de démystification, c’est d’abord un hommage à l’imagination. Le cinéaste semble à chaque instant se renier, se contredire, s’abandonner à tout ce qu’il évitait auparavant, et en même temps se rapprocher de l’essentiel, y compris d’une ultime justification de sa méthode de base : le travail sur un niveau très fugitif du non-verbal mais qui pourtant dépend des mots d’autrui, comme d’un livret, d’un carnet de bal ou d’un album d’enfant enfoui sous un terreau de feuilles mortes et qui révèle, une fois exhumé, quelque pierre de Rosette inespérée. L’opération excavatrice ou archéologique, l’organisation des fragments mis à jour, la superposition des inconscients livrés à l’aventure, tout cela serait justement cet essentiel, lequel bien sûr n’exclut pas l’art, fût-ce le septième.


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Après avoir tourné un long-métrage totalement anglo-saxon au point de faire distiller son texte par certaines des plus belles voix de l’Angleterre, rien de surprenant à ce que Resnais ait demandé à Jean Gruault de lui écrire un film typiquement français. Le voilà en effet revenu au cinéma de la plus parfaite tradition hexagonale de l’entre-deux-guerres, sans litanie ni accent venu d’ailleurs : dans cette œuvre-ci, il n’y a pratiquement que des Duraton, des Fenouillard, des Trouhadec, qui se débattent avec des problèmes d’héritage, d’adultère et de réussite sociale, et dont le langage familier, riches en bon mots et en plaisanteries fines, fixe une découpe de la France profonde, bourgeoise et artistique. La France de Guy Lux et de Chaban-Delmas, des frères Willot et de Planchon. Jean Le Gall est un responsable de l’O.R.T.F., un Breton tenté par la députation ou la littérature et qui monte à Paris où il devient directeur des Informations ; René Ragueneau un paysan angevin qui a abandonné l’exploitation familiale pour se lancer dans l’industrie textile ; Janine une fille d’ouvriers qui veut changer de peau, devenir comédienne. Cette dernière est le seul personnage fort de la fiction, se battant bec et ongles dans des situations dont les plus paroxystiques ne prennent pas place sur la scène du Café de la Gare mais dans des escaliers d’immeuble et des salles de restaurant. Égrenant en souriant la sarcastique biographie de ses trois héros, le cinéaste informe avec un attendrissement blagueur de leurs goûts cinématographiques. Et les trois stars, auxquels nos cobayes humains s’identifient chaque fois que l’électrocardiogramme de leur vie diagnostique un sursaut, apparaissent sur l’écran dans toute la splendeur de leur caractère mythique : Danielle Darrieux se pâme, Jean Marais rugit, Jean Gabin bougonne. Le génie de Resnais réside entre autres dans une science achevée du montage, qui est pour lui une sorte d’oxygène en l’absence duquel un film resterait probablement inanimé, comme le serait une vie mentale sans dialectique. La richesse de son cinéma tient précisément à la conjonction d’une veine lyrique, fondée sur le pathos littéraire d’une sourde pulsion invocante, et d’une humeur plus malicieuse qui recourt à l’art de la mise à distance.


Une fois jetées, comme sur un coup de dés, les pièces hétéroclites du puzzle, le réalisateur donne la parole à Laborit, qui expose sa théorie. La vie se passe donc à dire oui, à dire non, à faire et défaire les valises. Chaque destin se compose de désarrois, de punitions, de gratifications. L’homme-souris est perplexe, constamment en recherche de solutions dans le casse-tête de son quotidien. Tout mythe personnel (figuré ici par une très belle île) se dégrade dans l’adaptation qui est toujours plus ou moins reniement et mensonge. Et nos sociétés sont encore organisées sur le mode Cro-Magnon de la dominance. Ou on domine, ou on est dominé. Le dominé n’a que deux réactions possibles de survie : la lutte ou la fuite. Sinon c’est l’inhibition, donc l’angoisse qui engendre les somatisations, favorise les cancers, la folie, le suicide. Mon Oncle d’Amérique est un film de conduites et d’attitudes, un film où le corps humain dicte ses lois, de l’appétit à la colique, de la colère à l’ulcère, un film où l’on mange et où le ventre règne, où l’on discute de salmis aux bécasses, de lapin à la moutarde ou de spaghettis à la carbonara, où les fonctions diurétiques se mêlent à l’hypertension, au diabète, aux allergies incontrôlables, où des héros de sang et de tripes se houspillent et se collettent au bord du mélodrame. Les existences parallèles des protagonistes illustrent le principe de l’inné et de l’acquis (naissances, enfances, éducation, formation idéologique et religieuse...) et se mêlent pour illustrer le mécanisme des conflits. Resnais fait une cruelle satire du libéralisme avancé, de l’information politique à la "restructuration industrielle", où l’on ne saurait être qu’enclume ou marteau. Chaque personnage a son double, son reflet, son suppléant prêt à prendre sa place. Et toutes ces rivalités souvent comiques sont placées dans un climat de sourdes menaces, nourri par des seconds rôles assez étourdissants (Albert Médina en producteur de télévision évincé, Jacques Rispal en agresseur agressé sur un trottoir). Le film balance, mais il dégage une impression de saccagé : les inserts du début réapparaissent avec les flétrissures de la vie, branche cassée, marron ouvert, tortue renversée. Le cinéaste fait ainsi entendre la blessure secrète des choses, leur cri muet.


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C’est sans doute là que le propos devient le plus fascinant : lorsque les découvertes de la neurologie sont appliquées à la sociologie (mille choses sont ainsi dites sur le couple, la révolution économique, le féminisme, l’ambition). Quand, par une burlesque mimesis animale, des êtres humains à tête de rat blanc nous plongent dans un univers à la Prévert, on l’accepte avec délectation car les visions s’intègrent à un système cohérent. Les personnages réagissent inexorablement au stress en fonction de leurs initiations : René ne parvient pas à gravir l'échelle sociale parce qu’il n’a pas été formé à flirter avec l’imaginaire, l’innovation, l’invention. Très vite il hurle, s’énerve, frappe et courtise la mort. Lorsque Jean perd son poste ou sa maîtresse, il se bloque lui aussi : pétri dans le ridicule, jambes nues, pieds dans l’eau et chaussures à la main, il baisse la tête sous la violence de l’affront qui lui est fait de ne pouvoir sortir de son inextricable situation avec la dignité du haut fonctionnaire. Le voilà mûr pour une crise d’asthme ou d’urticaire. Janine est moins névrosée car elle est sait rebondir, quitter sa famille, changer d’amant ou de métier. Elle seule est capable de s’inventer une vie nouvelle. Rêver du destin de Julie de Lespinasse, surmonter la douleur suscitée par le coup de griffe d’une concurrente amoureuse, passer des planches d’un théâtre sans subvention aux repas d’affaires meurtriers d’une entreprise opportuniste. La débauche d’idées générales sur les réflexes d’antagonisme ou la notion de territoire qu’assène le professeur n’habitue pas aux virevoltes, aux ruades des héros. "Moi, pointer ?" se cabre Ragueneau, harponné par son rival à la sortie de l’usine. La ponctuation cinéphilique joue alors à plein son rôle de sur-réflexe. Montée court mais au bon moment, une volte-face de Gabin augmente l’efficacité foudroyante de la mécanique humaine.


L’homme est donc un animal frémissant comme l’étoile de mer, le petit chien maladroit, le sanglier mutin, le crabe muet qui se défend. Le film essaie d’imiter le temps extraordinairement diversifié et complexe du vivant. Il déploie une grande machinerie démultipliée qui étudie la palpitation de l’existence. Voilà pourquoi sa matière est si riche, avec ses espaces, ses durées, ses personnages qui apportent avec eux autre chose que leurs destinées personnelles. René, par exemple, se déplace de la campagne à la ville, de l’entreprise patriarcale au néo-capitalisme. Il personnifie une population rurale qui ne cesse d’émigrer, des habitudes, des croyances, des préjugés que l’œuvre heurte, effondre, mais surtout distribue dans une pluralité de conjonctures qui font qu’à chaque fois ce n’est pas un type social, une position de classe, ni tout à fait un acquis ou une mémoire qui se confirment, mais une étoffe plus subtile. Le cinéaste fait advenir ces êtres singuliers avec la force de fragments de vérités déniées, il les voue à effectuer en nous-mêmes une spectrographie qui nous fait ressembler à ces quantités de velléités, de constructions symboliques, de domaines qu’ils déplacent en eux, dans leur identité incertaine. Autant d’analyses amenant Laborit le scientifique et Resnais l’artiste à prôner une morale d’espoir née de la "connaissance". Plaidoyer pour la liberté dans une civilisation où l’on fait croire à l’individu qu’en agissant pour l’œuvre sociale il favorise son propre plaisir. Après l’évocation des villes rasées et des populations massacrées, Mon Oncle d’Amérique se termine par une image percutante : la façade d’un quartier abandonné du Bronx. Sur les murs lépreux de l’immeuble, un pan entier est recouvert d’une fresque végétale, pointilliste, pyramide humaine où la nature n’est qu’un trompe-l’œil quadrillé. La caméra se rapproche de la composition serrée entre d’austères murs de briques, jusqu’à s’y fondre. Peut-être cette maison en ruines s’appelle-t-elle… Providence.


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Thaddeus
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le 10 mai 2014

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