Le langage cinématographique a pour intérêt et limite d’être le plus explicite de tous, le plus frontal, à l’image de cette éclatante affiche de « Mysterious Skin ». Intérêt car il se place ainsi en art accessible, compréhensible du plus grand nombre, tout en ayant un potentiel empathique inégalé. Limite, car il s’agit alors du plus complexe à maîtriser : jusqu’où le réalisateur peut-il s’aventurer dans ce qu’il peut montrer à l’écran ? Imaginez ce dernier aux commandes d’un bolide incontrôlable, avec comme maître-mot de passer la ligne d’arrivée tout en finesse. Alors quand Gregg Araki s’attaque à la pédophilie, la prostitution et l’homosexualité, tout ça dans un même film, on le voit déjà se planter au premier virage. Le tour de force qu’il accomplit n’en est que plus percutant.
Le film retrace donc la destinée de deux adulescents que tout oppose a priori, si ce n’est qu’ils vivent dans la même banlieue pavillonnaire tristement aseptisé, en douce décrépitude. L’un, renfermé et en manque de repères, enquête sur les quelques heures de perte de mémoire dans ses jeunes années : il croit avoir été enlevé par des extra-terrestres. L’autre, homosexuel impulsif, qui se prostitue autant pour le plaisir que pour l’argent, avec « un trou noir à la place du cœur », répand son nihilisme exacerbé mais étrangement enthousiaste sans se soucier du lendemain. Ils représentent l’alpha et l’oméga de l’identité sexuelle, absente et refoulée d’un côté, démesurée et pleinement assumée en face. Pourtant, l’asexué et le satyriasique ont été forgé par une expérience commune, celle d’avoir été victime de pédophilie durant un été de leur enfance. Le premier ne se souvient de rien, renferme ce souvenir au plus profond de sa mémoire, tandis que le second y voit son seul véritable rapport amoureux, le plus intense qu’il n’ait jamais vécu. Deux âmes en perdition, consumées et au bord de l’abîme, dont le corps et l’esprit semblent avoir été broyés à tout jamais, condamnés à reproduire le schéma sordide de leur traumatisme d’enfance.
Le rapport à l’image méritait donc un traitement particulier, et Gregg Haraki parvient par une tension perpétuelle entre la suggestion et l’explicite à rentrer au plus profond de l’intimité des personnages, sans exclure le spectateur qui se voit rarement choqué par le récit ou par les ébats malsains de Joseph Gordon-Levitt, mais atteint plutôt un état de fascination paradoxal, similaire au cinéma de David Cronenberg. La bande-son envoutante, le traitement des personnages et la mise en scène avisée transcendent ainsi un postulat pour le moins ambigu. Mais c’est l’écriture du film, éloignée de tout jugement moral qui en impose le plus : elle évite même de faire une corrélation douteuse entre l’expérience pédophile et l’homosexualité de Gordon-Levitt qui l’était avant de nouer des rapports intimes avec son entraîneur de baseball. Plus encore, l’écriture sonde avec une intelligence rare la psychologie complexe, dans les tréfonds du subconscient, de ce duo atypique qui ne se réunira qu’à la fin du film. L’empathie ne quitte jamais le spectateur qui voit ses entrailles tirées à vif de la première à la dernière séquence.
Gregg Araki, partant d’un postulat aussi contre-nature et dérangeant, en dit long sur l’affirmation de la sexualité, ses chemins de traverse où le sida, thème traversant une grande partie de la filmographie du réalisateur, n’est jamais loin. L’individu aura rarement été aussi malmené, disséqué et retourné dans tous les sens que dans « Mysterious Skin », sans perdre la moindre once de sa profonde et fragile humanité.