Radu Jude est le grand spécialiste des films ayant un titre à rallonge, comme pour signifier que leur contenu est toute une somme, contenant des intrigues bigarrées, souvent tenues par et liées à un fil narratif précis (généralement le personnage principal !), parfois, on a le droit à un long aparté (dans le précédent long-métrage du réalisateur, Bad Luck Banging or Loony Porn, c'était une sorte de dictionnaire visuel autour de la connerie, ici, particularité roumaine, c'est une succession de croix religieuses plantées, par les familles des victimes d'accidents, le long d'une route dangereuse, du fait que celle-ci est complètement négligée par les pouvoirs publics !). Mais tout ceci dans un but précis, à savoir disséquer, en n'occultant pas la moindre parcelle de médiocrité humaine, une société. Les films du Monsieur sont politiques et, non seulement, il l'assume, mais, en plus, il vous l'écrase effrontément sur la face pour que vous sentiez bien combien l'odeur est insupportable.
Bien sûr, comme le met en exergue l'exemple déjà cité des croix, il y a quelques particularités bien roumaines (ceci pour dégager des saveurs locales, mais la médiocrité est évidemment internationale !) dans cette plongée malaisante, donc juste, de notre époque. Époque à propos de laquelle on ne peut pas faire semblant de ne pas être concernée puisque c'est celle de la mort de la reine d'Angleterre, de Charles III, de la guerre en Ukraine, de l’inflation, de la crise énergétique.
Alors, on suit Angela, une assistante de production, croulant sous les journées interminables de travail, manquant dangereusement de sommeil, au bord du burn-out, qui, constamment au volant de sa voiture, parmi les insultes des autres automobilistes et les quartiers laissés à l'abandon, passe de rendez-vous en rendez-vous à la recherche du parfait accidenté du travail d'une entreprise autrichienne pour jouer dans un film de prévention, commandé par cette même entreprise autrichienne. Le tout est entrecoupé de séquences, lors desquelles notre protagoniste, avec un filtre Andrew Tate ayant de gros sourcils broussailleux, dissimulant son visage, se filme, avec son portable, en train de déblatérer des insanités misogynes ou pro-Poutine pour les poster ensuite sur Tiktok. Moyen pour notre surmenée de se défouler, mais aussi de patauger en toute connaissance de cause dans la fange qu'est notre monde capitaliste pour mieux le tourner en dérision...
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Tiens, à propos de capitalisme, on a le droit, de manière sporadique, à un film dans le film... mais à un vrai film, sorti réellement au cinéma en 1981, durant la dictature de Ceausescu, suivant l'existence d'une chauffeuse de taxi, nommée elle aussi Angela (dont le personnage, maintenant à la retraite, réapparaît dans notre film de 2023, incarné par la même actrice… oh, mise en abyme quand tu nous tiens !). Censure du régime de la période oblige, l'univers qui est mis en scène ici est une Roumanie idéalisée. Ainsi une personne du peuple peut aller manger dans un restaurant avec des étals bien remplis, sous le rayonnant génie des Carpates. Mais Jude ralentit de temps en temps considérablement l'image, y zoome quelquefois, pour révéler des détails d'arrière-plan montrant une tout autre réalité. La conclusion globale que l'on tire de ces inserts est qu'une dictature communiste n'est pas aussi éloignée que l'on penserait d'une démocratie capitaliste. Les seules différences majeures ici, c'est que le trafic était moins encombré avant et que, désormais, le cinéaste peut y aller frontalement pour balancer les envers dégueulasses d'un décor.
Dans cet objectif, le point culminant, le paroxysme bien écœurant, est le très long plan-séquence de conclusion (pour être plus correct, c'est la combinaison de deux plans-séquences, la rupture entre les deux étant visible par un changement brusque de la lumière extérieure !) lors duquel l'accidenté du travail choisi, un homme en fauteuil roulant, Ovidius, joue dans le film de prévention (voir deux paragraphes au-dessus !) pour la compagnie pourtant responsable de sa situation. C'est tellement absurde, tellement con, tellement cynique, tellement hypocrite, tellement inhumain, que cela en est totalement crédible.
Mouais, à la fin de ce film, on a envie de se dire, certes N'attendez pas trop de la fin du monde, mais si elle pouvait quand même venir vite, cela ne serait pas plus mal. Au moins, on serait sûrs de ne pas atterrir en Enfer, étant donné qu'on y est déjà.