« Il ne s'agit pas ici de morale, ni de politique, mais d'art. »
Abel Gance
22 différentes versions d’un même film (avec des durées allant de 1h48 à 9h40), 5 restaurations (dont aucune représente la véritable vision de son auteur), des milliers de bobines dispersées dans le monde entier … toutefois on sait qu’il existe trois versions approuvées par Abel Gance : la version "Opéra", projetée à Paris le 7 avril 1927 d’une durée de 3h27, la version "Apollo" d’une durée de 9h40 projetée un mois plus tard, destiné uniquement à la presse et aux exploitants et la “Grande Version” d’une durée de 7h, montage ultime et qui est la meilleure version selon son auteur.
Cette version ultime, œuvre mythique à en devenir du cinéma muet, sorti quelques mois avant l'apparition du cinéma parlant sera maintes fois remontée et découpée par les distributeurs étrangers notamment MGM aux USA qui proposera une version de 1h48, Abel Gance va lui-même découper à plusieurs reprises pour convenir aux exigences du distributeur, allant jusqu’à le sonoriser pour s’adapter à l’avènement du cinéma parlant et espérer conquérir un public mais hélas le film ne trouve pas son public et disparaît aussi tôt de la circulation. Dû aux nombres important de découpes, il a longtemps été impossible de déterminer sa forme originelle.
Invisible depuis près d’un siècle dans la version voulue par son auteur, la “Grande Version” de Napoléon vu par Abel Gance est à nouveau visible dans les salles de cinéma, fraîchement reconstituée et restaurée presque 100 ans après dans sa version inédite, intégrale et définitive de 7 heures.
Fruit de seize années d’un travail titanesque pour rebaptiser cette « Grande Version » mené par l’historien Georges Mourier, financé par la Cinémathèque et des mécènes (dont le budget de la restauration est estimé entre 2,5 et 4 millions d'euros)
Une cathédrale s’est achevée, un chef-d’œuvre renaît de ses cendres.
Napoléon vu par Abel Gance est une symphonie visuelle, une fresque historique démesuré où figurait les prémices de la mise en scène en plus d’être une œuvre visionnaire qui impressionne par sa technique, comme une impression de voir un conte d’action mis en scène par George Miller, avec la poésie d’un Jean Cocteau et la maitrise de l’espace d’un John Ford.
Grand admirateur de la figure “patriotique" de Napoléon Bonaparte, Abel Gance livre une oeuvre héroique porté par un souffle épique, un héros dont le destin est prédestiné à écrire l’Histoire celui de la France et de l’Europe, incarné par un Albert Dieudonné au regard hypnotique, completement habité par son personnage.
Relatant la jeunesse de Napoléon à Brienne, jusqu'aux débuts de la campagne d'Italie, le film d’Abel Gance impressionne par sa beauté plastique et lyrique avec ses surimpressions et métaphores visuelles touchées par la grâce et ce dès le premier segment, si magnifique d’une beauté absolue emplie de fatalité sur la jeunesse de Bonaparte, un premier segment quasi-prémonitoire qui annonce la vie et la destinée du futur Empereur de France de son fort caractère, ses stratégies pour la bataille, un de ses instructeurs qui dit intérieurement que ce “jeune garçon accomplira de grandes choses” jusqu’à sa mort sur l’île de St Hélène.
S’ensuit pendant 7 heures, bon nombre de séquences emblématiques : la figure omniprésente de l’Aigle impérial, la séquence de La Marseillaise au club des Cordeliers, la fuite de Napoléon de sa Corse natale, la scène de la tempête, le Siège de Toulon, la rencontre avec Joséphine de Beauharnais, les fantômes de la Convention, et sans oublier la séquence finale sur le départ de l'armée d'Italie.
Avant-gardiste qu’il est, Abel Gance était très en avance sur son temps et multiplie tout au long de son film des effets de styles (visuelles ou narratives) avec des techniques novatrices : caméras montées sur des chevaux pour filmer un travelling, split-screen, panoramique rapide, caméra subjective, plans kaléidoscopiques, symétrie par inversion ... un exercice de style tout simplement impressionnant.
À noter également, le découpage précis lors des scènes de bataille et de poursuite, un sens du rythme accentué par un montage nerveux comme la scène de la fuite en Corse où Napoleon est poursuivi par les hommes de di Borgo comme une impression de voir Fury Road de Miller avant l’heure.
Abel Gance use également des techniques qui resteront à ce jour inédites comme l’utilisation de la polyvision, mis en œuvre par Abel Gance lui-même, et qui consiste à élargir le ratio image (bien plus large que le CinemaScope qui apparaitra vingt-cinq ans après) en posant trois caméras aux ratio image 1,33:1 par juxtaposition pour former une triptyque.
En ce sens, tel un bouquet final, cette dernière partie est une explosion, un feu d’artifice visuel qui éblouit la rétine, donnant une vision plus épique, quasi mythique des événements de la campagne d’Italie.
Objet de fascination depuis un siècle, Napoléon vu par Abel Gance est une oeuvre qui frappe par sa volonté artistique, ses multiples audaces visuelles et ses prouesses techniques avant-gardiste. Conçu par Abel Gance après avoir vu la première superproduction hoolywoodienne : le controversé Naissance d'une nation de D. W. Griffith, son Napoléon est bel et bien un film fondateur pour le cinéma français, Gance cherchait à faire un film grand public avec un parfait équilibre entre l’oeuvre lyrique, la fresque historique et le cinéma d’action et de divertissement.
Abel Gance disait en 1927 que son but avec son Napoléon était de "faire du spectateur un acteur ; le mêler à l’action ; l’emporter dans le rythme des images."
Un chef d’œuvre horizontal, un chef d’œuvre vertical, tout simplement monumental !