Un siècle d'histoire cinématographique vous contemple

Dans la longue liste des étapes à la constitution d'une cinéphilie « respectable » (quoi que ce terme puisse vouloir dire...), le visionnage du Napoléon d'Abel Gance fait pour ainsi dire figure d'impératif incontournable, tant cette œuvre pionnière du cinéma rayonne depuis des décennies au firmament de la galaxie du septième art (au point d'éclipser la filmographie pourtant conséquente de son réalisateur). Déjà présenté sous plusieurs versions depuis sa sortie en 1927, c'est une nouvelle mouture de 7h30, fruit d'un travail de reconstitution monumental de la Cinémathèque française, qui arrive aujourd'hui sur nos écrans, avec l'objectif avoué de coller au plus près de la vision initiale de Gance .


Ce qui frappe avant tout dans Napoléon, c'est l'innovation technique permanente dont le réalisateur fait preuve par rapport aux moyens de l'époque et qui annoncent un grand nombre de techniques de mise en scène à venir : caméra fixée sur un balancier pour mettre en parallèle la houle des vagues malmenant l'embarcation du soldat corse aux remous politiques de la Convention ; alternance symbolique des divers filtres de couleur (dont le rouge lors des scènes de bataille qui a probablement inspiré Oliver Stone pour son Alexandre) ; et bien sûr la Polyvision, cette utilisation révolutionnaire de trois caméras sur trois écrans qui préfigure le CinemaScope des plus grands westerns... tout dans Napoléon concourt à illustrer cette réalité, souvent oubliée de nos jours, que le cinéma est avant tout un art de l'image en mouvement, que c'est par le montage et non la parole que le sens de ce qui est projeté sous nos yeux se révèle.


Le sens, c'est d'ailleurs le point éventuellement problématique de ce (très) long-métrage, inévitable au vu de la figure plus controversée que jamais que représente Bonaparte au sein du peuple français. Il est vrai que la fascination de Gance pour la figure de l'empereur est assumée ouvertement et qu'à ce titre, la tentation du roman national n'est jamais bien loin (on imagine d'ailleurs sans mal nos fachos en herbe fantasmer à l'idée de rendre la diffusion du film obligatoire dans les écoles). Cette vision un poil sectaire est cependant contrebalancée par l'humour malicieux dont le réalisateur fait preuve : qu'il filme Robespierre comme un mafioso avant l'heure, ou qu'il aborde avec un mélange de tendresse et d'amusement la cour maladroite de Napoléon envers Joséphine, Gance prend régulièrement la distance qui évite à son œuvre de sombrer dans le pensum trop sérieux pour son propre bien. Gardons également à l'esprit que son plan initial était de réaliser une épopée sur huit films, ce qui lui aurait sans doute donné toute latitude pour se pencher sur les aspects les plus sinistres de son protagoniste. Plusieurs éléments laissent ainsi entendre que, loin d'être dupe sur le personnage qu'il met en scène, Gance préparait le terrain d'une tragédie : le regard mélancolique d'un jeune garçon sur la carte de l'île de Sainte-Hélène, la romance naissante mais d'ores et déjà condamnée de part les ambitions démiurgiques du futur empereur...


Car en réalité, ce n'est pas tant la valeur de Napoléon sur le plan historique qui semble intéresser Gance, que sa valeur sur le plan artistique. Le personnage, insaisissable et mégalomane, semble en permanence trop grand pour le cadre, que ce soit celui de son époque ou celui de la caméra. Plus qu'une simple biographie, Napoléon est une œuvre placée sous le sceau du cinéma au sens le plus absolu du terme. En témoigne les frissons provoqués par la séquence chantée de la Marseillaise qui, sur le papier, a tout pour sombrer dans le chauvinisme ridicule et mal placé, mais qui se métamorphose par la magie de la mise en scène en pur moment épique. Ou encore le célèbre triptyque final, kaléidoscope grandiose d'images passées, présentes et futures aux frontières du court-métrage expérimental, s'appropriant les couleurs du drapeau national au fur et à mesure que la nature quasi-mythologique du protagoniste imprègne nos rétines.


Que Gance s'offre un caméo digne du troll dans le rôle d'un Saint-Just vociférant la mise à mort d'un artiste au motif qu' « il ne sert à rien » fait presque office de manifeste sarcastique : Napoléon est bel et bien l’œuvre d'un poète qui aura trouvé dans la figure du Corse révolutionnaire le terreau fertile à l'expression débridée de son lyrisme flamboyant.

Little-John
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le 9 août 2024

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