Non coupable
7.4
Non coupable

Film de Henri Decoin (1947)

Ah ! Michel Simon mais quel grand acteur ! Tout sonne vrai quand il joue. Il nous ferait regarder les pires film dans lesquels il a tourné pour le seul plaisir de voir sa gueule, ses joues qui tombent, sa bouche tordue et son gros pif perdu au milieu d'une tronche trop longue, prendre la forme la plus parfaite. Et quand il joue dans un film réussi comme Non coupable, on atteint au sublime.


Michel Simon campe le rôle d'un docteur de province, Michel Ancelin, devenu alcoolique et ayant perdu l'estime de ses pairs et de la plupart des habitants de sa petite ville. Très attaché à ses patients, il dissout dans le marc le souvenir de ceux que sa médecine n'a su aidé. Homme bon et honnête, il méprise ses honoraires et fait généreusement don de sa science, et même de son temps à une petite fille qui n'a personne pour la veiller alors qu'elle souffre d'une crise d'appendicite. Il n'hésite pas à compromettre sa réputation de docteur en médecine pour soutenir un rebouteux qui a effectivement réussi à soigner 50 personnes. Enfin il pousse la délicatesse et la bonté jusqu'aux animaux qu'il secours aussi, sous l'œil méprisant des passants.


Sauf qu'une fois le verre bu, demeure son égo indissoluble, son amour-propre froissé mais intact qui souffre de l'indifférence générale. On ne rend pas à son intelligence les égards qui lui sont dus. Toute sa générosité, tout son génie, tout le monde s'en fout !


Tandis que le bon docteur s'enfile un dernier verre, la femme avec laquelle il vit en concubinage — on dira sa "maîtresse", Madeleine Bodin, fait le tour des bistrots à la recherche de son poivrot. Repéré dans un bouge, qui consacre son avilissement, et qui l'accueillera à nouveau à la fin du film, notre couple libre s'embarque dans l'auto avec M. le docteur au volant. En arrivant au dernier carrefour avant leur maison, Ancelin perd le contrôle et percute un motard qui croisait malheureusement sa route et qui meurt de sa rencontre avec le docteur. Et que fait notre grande âme dans un tel instant ? Il se dégrise, déjà. Ensuite, revenu en pleine possession de ses moyens, il s'active à maquiller son crime pour rendre le motard responsable de l'accident qu'il a causé et faire disparaître les preuves de sa présence. Ainsi, il a assez de lucidité pour jeter le corps de l'autre côté d'un muret, en retirer quelques pierre pour simuler un impact, y accoler la moto, à laquelle il retire l'ampoule du phare, et balayer du pied les traces de roues de sa voiture... L'accident parfait, quoi.


Pas mécontent de son coup, dénué de tout remord, il se rend le lendemain au café où il rencontre le rédacteur en chef du journal local, Aubignac, qui lui raconte la seule nouvelle du jour : un voyou s'est tué avec la moto qu'il venait de dérober dans la grange voisine. Paf ! Quelle aubaine, ça quand même. La police ne va pas s'attarder longtemps sur cette histoire pour un vaurien. Notre docteur est ivre de satisfaction, parce qu'en plus, c'est pas le premier con venu qui aurait eu assez d'astuce pour leurrer ces abrutis de gendarmes !


Et lorsque de passage à Chartres, en entrant chez un brocanteur, il reconnaît une bague soit disant perdue par sa maîtresse, et qu'il comprend qu'elle revend au vieux gérant de la boutique tous ses cadeaux en présence de son amant, il bascule totalement. C'est décidé, il deviendra artiste assassin. Car son truc à lui, c'est le meurtre parfait. L'amant de sa petite amie ? Tout est pensé pour perdre le flair du flic, de l'arme du crime — une paire de ciseaux appartenant à Madeleine et qui porte ses empreintes, au vol des lettres d'amour écrites par elle en passant par l'angle de pénétration de la lame dans le cœur de la victime pour simuler la petite taille de l'assassin.


Son amitié avec Aubignac le rapproche de l'inspecteur Chambon, responsable de l'enquête pour le meurtre de l'amant. Et chaque fois qu'il rencontrera le journaliste ou le policier, ce sera une occasion de jouir du jeu de dupe dont Ancelin s'est rendu le maître. Et cette jouissance, on la voit sur le visage de Michel Simon ! Quel régal que ce sourire en biais, ses sous-entendus, ses théories et ses explications qui fleurent bon la révélation, en particulier quand il exprime ses remords, dont il en transporte un plein sac, et qu'il sort et étale devant Aubignac ; mais tout ce qu'il regrette, ce sont les choix qui l'ont conduit au fond du bistrot. Le docteur joue un numéro d'équilibriste parfait, il n'est jamais soupçonné malgré le danger qu'il se plaît à exciter.


Puis un jour un confrère, le Dr. Dumont, chirurgien viscéral, auquel il demande un second avis sur le cas d'une de ses petites patientes, lui révèle qu'il est capable de démontrer l'heure exacte du crime. Ah... En sortant de la chambre de la petite fille, ils se disputent et Dumont avoue qu'Ancelin est méprisé, par lui-même et par l'ordre des médecins, pour sa manière de pratiquer la médecine et pour son alcoolisme. Plus vexé que jamais, Ancelin jure de se venger et d'avoir le dernier mot. Dumont n'en survivra pas.


La police commence à s'impatienter, et placarde dans le village des avis proposant une récompense de cinquante milles francs à celui qui donnera à la police des informations permettant de confondre le meurtrier. Et Madeleine y pense fort à cet argent ! Car notre bon toubib n'a pu se retenir de tout lui avouer. Lentement, perversement, il a tourné, retourné le couteau. Pensez comme il a savouré ce moment, et comme ça lui fait du bien ce pouvoir, ce contrôle sur cette petite sotte de Madeleine ! Maintenant elle va arrêter de se foutre de sa gueule et de roucouler ailleurs ! Elle va rester sagement dans le nid ; d'ailleurs où elle irait ? Personne n'en voudrait... Alors pensez, pour elle, cinquante mille francs... on va loin avec ça. Alors elle téléphone à la police, mais Michel rentre plus tôt ce soir là. Parce qu'il a tout prévu : il est si intelligent. Il la surprend et la terrorise. Son rire devient lugubre, sa face terrifiante. Et soudain il empoigne Madeleine, et le corps de Michel Simon grandit dans l'ombre, il oppresse, sa menace est insoutenable, il est tout puissant ! Sa voix résonne et commande des arrêts de mort qui irrite nos chairs de poule. Et on soutient les implorations du regard de Jany Holt qui joue sa vie face à un Michel Simon plus monstrueux que jamais. Ah ! quelle scène, quelle intensité, quelle frayeur vraie !


Arrive déjà la fin du film. Ancelin est retombé dans l'alcoolisme ne pouvant se supporter après ce qu'il a fait à Madeleine. Il tente alors de se dénoncer à l'inspecteur. Et là aussi, quelle scène formidable ! Quel renversement des situations. L'assassin qui sue à démontrer sa responsabilité à la police qui n'en croit pas un mot ! Parce qu'il a été trop bon, trop intelligent, trop parfait ! Parce qu'il est le seul à voir son génie là où tout le monde ne voit en lui qu'un poteau de zinc minable, un pauvre type débraillé qui fait pitié. Tant pis, il aura essayé, maintenant faut se foutre en l'air. Mais avant il rédige une lettre au procureur pour que le monde n'ignore plus ce qu'il était vraiment ; on veut bien crever mais son orgueil, on le laisse aux autres, il doit se transmettre comme un furoncle qu'on n'oubliera pas. Seulement voilà, il est maudit, en définitive ce n'est qu'un minable qui n'a jamais su dompter son destin, et une voix sorti du cimetière nous vient nous chatouiller une dernière fois l'échine en nous révélant que même sa mort il l'aura raté, parce qu'il a buté le génie et qu'il ne laisse au monde que le minable. Terrible malédiction !


Et quel Michel Simon magnifique ! servi par des seconds rôles joué avec une justesse admirable, je pense tout particulièrement à Jany Holt qui nous lance des regards implorant bouleversants. Vraiment ce film est une pépite, une maîtrise dans la narration, jouant habilement des ellipses pour soutenir le suspense, de l'éclairage pour appuyer la menace et des gros plans oppressants sur le visage de Michel Simon.

SAS_Rodolphe
10
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le 20 oct. 2024

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