Des auteurs étatsuniens contemporains, Jordan Peele est sûrement l'un des rares dont je suis encore l'activité avec enthousiasme et espoir.
Il faut dire qu'après deux longs-métrages aussi remarquables dans le fond que dans la forme, on était en droit de se demander à quelle nouvelle métaphore sociale ce Nope allait bien pouvoir nous convier.
Et si, en ce qui concerne la nature de l'exercice, l'ancien humoriste de Comedy Central ne se défausse pas par rapport aux attentes qu'il a lui même contribué à entretenir, il n'en est pas forcément de même pour ce qui est de la qualité d'exécution.


Rien que d'un point de vue purement plastique, je trouve déjà que ce troisième long-métrage de Jordan Peele témoigne d'un léger laisser-aller.
Alors pourtant certes, pour ce qui est de savoir constituer et enchaîner brillamment les plans, l'auteur new-yorkais reste clairement un ton au-dessus de la concurrence.
Qu'il s'agisse de sa capacité à savoir souligner d'entrée la singularité d'un lieu ou d'un personnage en ouvrant sur le détail visuel qui fait mouche, ou bien qu'il s'agisse à l'inverse de cette habilité à jouer de cadres très larges lors des moments appelant pourtant le plus notre attention, Jordan Peele démontre une fois de plus qu'il est un auteur qui a le sens de l'information donnée et de l'information retenue ; sensibilité qui s'exprime d'ailleurs aussi tout aussi magistralement dans sa manière de mener son montage.


Malgré tout – et s'il fallait comparer avec ses deux précédents films que sont Get Out et Us, ce Nope se montre bien plus quelconque – pour ne pas dire négligeant – que ce soit sur les questions de la photo ou bien de celle du son.
Pour ce qui est du premier domaine j'avoue avoir eu beaucoup de mal avec ce ton laiteux et sans relief, typique des productions de plateformes qui aspirent à être visibles partout et en toute circonstance.
Et puis, pour ce qui est du deuxième domaine, on navigue la aussi dans quelque-chose d'assez basique, qui surappuie parfois ses effets un brin balourdement, mais qui surtout peine à construire pour ce Nope une véritable identité...


Peut-être que pour certaines ou certains ces points relèveront du chipotage mais il n'empêche que – en ce qui me concerne – ils me dérangent d'autant plus qu'ils font clairement tâche au regard du propos déroulé.


Car oui, comme Get Out et Us, Nope est clairement pensé comme un film qui s'aborde selon différents niveaux de lecture. Et ici – au-delà de la simple question de la lutte entre d'un côté une gentille famille d'éleveurs de chevaux et de l'autre une étrange menace venue du ciel – il semble aussi clairement et manifestement question des rapports toxiques entretenus entre créateurs et consommateurs de spectacle.


Car de la production des premiers zoétropes aux shows burlesques en passant par les vidéastes de YouTube, tout créateur se retrouve finalement à devenir à la fois exploiteur et à la fois exploité ; à la fois chasseur et à la fois proie d'une bête vorace difficilement saisissable : une bête que le film appelle à un moment les « viewers ».
Chacun est prêt à tout pour attirer sur lui le regard de la bête – laquelle est la seule à même d'apporter la gloire – mais encore faut-il pour cela survivre à sa cruauté ; surtout quand on sait que cette dernière ne supporte pas être regardée pour ce qu'elle est vraiment. La réalité l'écœure.
Elle veut du singulier. Elle veut du sang. Quitte à ce que le spectacle choupinet se finisse au final en jeu de massacre.


...
Seulement voilà, là où justement ce Nope patine davantage dans la semoule que ses deux prédécesseurs c'est qu'à mes yeux les deux degrés de lecture peinent à dialoguer.
Car pris au premier degré j'avoue que j'ai eu du mal à m'impliquer au sein de cette histoire d'éleveurs qui cherchent à sauver leur affaire en misant tout sur la capture (visuelle) d'une entité extraterrestre.
Non seulement je trouve cette motivation – bien que longuement expliquée – assez tirée par les cheveux, mais en plus je trouve que ça amène à produire quelques scènes assez absurdes questionnant d'ailleurs grandement la crédibilité de l'univers proposé.


Par exemple, je dois visiblement comprendre que Ricky a décidé de lancer – et à réussi à faire tourner pendant de longues années – un parc d'attraction autour de visions lointaines de la bête ?
Mmmmh mais comment ça marche exactement ?
Comment l'affaire a pu durer aussi longtemps sans souci ?
Qu'est-ce que les gens étaient censés voir d'habitude ?
Ce point est, je trouve, particulièrement confus.
Idem je trouve qu'en fin de compte, cette histoire de chimpanzé tueur tombe un peu comme un cheveu sur la soupe et peine à s'intégrer au reste de l'histoire.
OK visuellement elle se pose là comme une belle singularité, mais au final elle joue un rôle bien plus périphérique que ce que laissait augurer l'introduction.


...
Malgré tout ça n'empêche pas ce Nope de produire en contrepartie quelques bons moments particulièrement singuliers et marquants.


(Moi par exemple j'ai particulièrement bien aimé cette image du nuage immuable que personne n'avait pris la même de remarquer.)


De même, je ne saurais retirer à ce film ce mérite d'avoir su entretenir une certaine forme de mystère – de forme comme de fond – jusqu'au bout.
Et puis surtout j'avoue avoir par moment particulièrement apprécié que le film sache produire quelques symboliques impactantes.


(Par exemple quand j'ai vu, lors de ce final, OJ partir sur son cheval pendant que Antlers le filmait avec sa caméra à manivelle, j'avoue que le parallèle opéré avec les images de zoétrope d'intro a su faire son petit effet sur moi.)


...
Cependant – et l'un dans l'autre – j'avoue être ressorti de ce Nope un brin mitigé.
C'est certes un spectacle dans lequel s'exprime un réel savoir-faire et qui a ce grand mérite d'être audacieux dans sa démarche, mais à l'inverse non seulement je ne peux m'empêcher d'être gêné par ce spectacle régulièrement boiteux mais en plus j'avoue avoir du mal à digérer qu'on puisse faire l'éloge des vrais risque-tout du cinéma quand en parallèle on cède aussi lâchement aux modes formelles les moins flatteuses du moment.


L'air de rien, avec ce Nope, Jordan Peele confirme une idée ancienne que j'ai toujours plus ou moins eue à l'égard des auteurs : je les trouve toujours moins bons sitôt deviennent-ils nombrilistes.
Un film qui parle de cinéma ça reste quand même bien moins impactant qu'un film qui se risque à parler du monde, du vrai.
Tout ça pour dire que ce n'est certes donc pas ce Nope qui va entacher mon enthousiasme pour Jordan Peele...
Mais attention tout de même, pour l'avenir, à ne oublier de se détourner de son propre nombril.

Créée

le 11 août 2022

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