Nosferatu
6.4
Nosferatu

Film de Robert Eggers (2024)

Bien comme d’habitude j’ai adoré un film de Robert Eggers, non seulement pour les qualités qui lui sont à peu près consensuellement reconnues (esthétiques principalement) mais également car j’apprécie particulièrement les thèmes qu’il traite et sa manière de le faire.


Ce qui nous amène au cœur même de la discorde : j’ai pu lire chez de nombreux critiques professionnels un mantra qui ne relève souvent que de l’automatisme le plus grossier (nous ne dirons pas la bêtise car nous savons nous tenir), l’incontournable « c’est beau mais c’est vide ».


Mention spéciale au passage à Causeur qui titre « Grand-guignol gothique » sur le Nosferatu de 2024 en l’opposant au « génial Murnau ». Facile à dire aujourd’hui mais tordant, quand on sait que le film de ce dernier a été totalement moqué par la critique de son temps, qui n’y voyait rien de « génial » et le qualifiait plutôt, ça ne s’invente pas, de « grand guignol ».

https://www.retronews.fr/arts/echo-de-presse/2016/08/04/nosferatu-le-mal-aime

Bref, pour ma modeste part et sans préjuger de ce que fera la postérité du film d’Eggers, je pense pouvoir dire qu’il a un sacré fond, qui j’en conviens n’est certainement pas accessible au tout venant critique habitué à discourir de tous les sujets pour le simple fait qu’il a bouffé pleins d’images en état végétatif.


Sans plus attendre, passons donc à l’analyse.




Fidélité et innovation sur le fond

Sur le plan thématique et symbolique, le Nosferatu d’Eggers reprend les principaux motifs de celui de Murnau en les articulant à la grande obsession qui parcourt toute la filmographie du réalisateur américain : le salut de l’âme (et par contraste évidemment la damnation).


Rappelons déjà que le Nosferatu de 1922 est un film occultiste au sens premier du terme, principalement du fait de l’influence de son producteur Albin Grau, féru d’ésotérisme, dont la société Prana Film porte le nom du souffle vital dans l’hindouisme et reproduit en son logo le symbole taoïste de la dialectique/coïncidence des opposés, le Yin/Yang.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Prana_Film


Or Grau a eu une influence absolument capitale sur le film originel :

https://collider.com/nosferatu-albin-grau-producer-unsung-hero/


En bref et pour ne faire qu’effleurer la surface : le Nosferatu de 1922 traite bien sûr de l’opposition entre la vie et la mort, l’ombre et la lumière, le visible et l’invisible, avec son vampire astral qui se nourrit de la vitalité humaine pour étendre son ombre éthérée toujours plus loin, avant d’être anéanti par sa confrontation intime avec son principe contraire, la pureté lumineuse d’Ellen.


Eggers reprend donc ces fondamentaux, mais notons que la dialectique des opposés, la mise en images de la Coincidentia oppositorum, est déjà omniprésente dans son cinéma, principalement The Lighthouse (noir/blanc, jeune/vieux, ascension/chute, animalité/divinité, etc.) et The Northman, qui s’articule au Yin/Yang nordique, soit la guerre mythologique entre les Ases (Odin, ciel, guerre, loup, mouvement) et les Vanes (Freyr, terre, agriculture, mouton, vie cyclique qui passe entre autres par la magie incestueuse).

https://fr.wikipedia.org/wiki/Coincidentia_oppositorum




La jeune fille et la Mort


Le principal nœud symbolique où dialoguent les opposés dans Nosferatu est bien sûr le motif de « la jeune fille et la Mort » qui se déploie de manière privilégiée en Allemagne à partir de la Renaissance (sous la délicate appellation « Der Tod und das Mädchen ») et fait fureur durant le XIXe siècle romantique. Ce motif semble être une variation de la fameuse « Danse macabre » issue des épidémies de peste (mise en images dans le Nosferatu de Herzog) mais avec une connotation érotique bien plus marquée (rejoignant ainsi le thème archétypal de l’amant démoniaque ou demon lover).


https://lamortdanslart.com/fille/fille.htm#:~:text=Le%20th%C3%A8me%20de%20la%20jeune%20fille%20et%20la%20Mort%20d%C3%A9nonce,jeune%20fille%20dans%20son%20sommeil.


Eggers investit en profondeur cette dimension du Nosferatu originel en donnant à Ellen la première place et en présentant un vampire folklorique roumain, soit un strigoi.


A la source du mythe littéraire de Dracula, le strigoi est originellement très différent de la figure du vampire qui est rentrée dans notre inconscient collectif au cours des XIXe et XXe siècles. Ce n'est pas un dandy raffiné et sophistiqué mais bien plutôt un zombie, un cadavre en décomposition qui cherche à drainer l'énergie vitale des vivants par tous les moyens : le cauchemar, la maladie, la morsure directe à la poitrine, etc. Traditionnellement, le strigoi est directement lié au thème de la jeune fille et la Mort car il est associé aux menstruations, aux cycles lunaires et à la fertilité. La dimension sexuelle est à peine cachée.


L’axe thématique (repris par la narration visuelle et les dialogues) est bien trop omniprésent dans le film pour que je tente de le traiter en détails ici. Je vais plutôt évoquer les autres nœuds symboliques qui dialoguent avec lui pour brosser un maximum de pistes.




Le salut par la connaissance de l’âme


Pour structurer son film, Eggers reprend également la grille de lecture jungienne, soit une vision psycho-spirituelle de la Coincidentia oppositorum dont il est familier. Il y fait les références les plus appuyées de sa filmographie avec le personnage de Willem Dafoe, alchimiste suisse venant de Zurich, la ville de Carl Jung, et se nommant Albin (presque Grau) Eberhart Von Franz, nom de famille de la plus proche disciple du psychologue, qui a longuement écrit sur les thèmes du film :

https://www.lafontainedepierre.net/accueil/catalogue/von-franz/alchimie/

https://www.lafontainedepierre.net/accueil/catalogue/von-franz/reves-et-mort/


Pour faire très bref encore une fois, le salut de l’âme et l’accomplissement du destin chers à Eggers sont ici compris dans une perspective jungienne : développer sa conscience, se connaître soi-même en exhumant ce que Jung appelle littéralement « l’Ombre », non pas pour l’éliminer (impossible) mais pour la maîtriser, l’intégrer et la transcender dans le chemin vers la sagesse et la complétude. En bref amener de la lumière (celle de la conscience) au cœur des ténèbres (cf. Dante : il faut descendre aux Enfers pour monter au Ciel).


On parle de Nigredo pour la première étape de l'Oeuvre alchimique, où l'on décompose la matière (alchimie externe) ou les contenus psychiques (alchimie interne) pour les transformer en profondeur. L'étape est placée sous le signe du sombre Saturne et de la mélancolie (cf. Ellen).

https://fr.wikipedia.org/wiki/Nigredo


La transmutation de l'ombre animale en vertu supérieure est déjà présente dans The Northman :

Amleth y transforme sa violence aveugle en violence sacrée suivant la vision du monde nordique (plus précisément odinique) car il cesse de guerroyer sans but et discipline sa rage bestiale pour accomplir de plus en plus consciemment son destin, soit la divinité suprême chez les Vikings.


Je cite Régis Boyer dans son introduction à l’Edda poétique :

« Toute la grandeur – et toute la faiblesse – du Germain païen est là […] l’Être à l’état pur, c’est le Destin ». Il s’agit de « prendre le Destin en charge, [pour] vénérer le sacré vivant en soi », car « ce qui fait la grandeur de l’homme [viking] ce n’est pas une révolte romantique et vaine contre le sort : c’est de s’en faire l’artisan volontaire, lucide, conscient ».


Dans Nosferatu :

Ellen transcende pour sa part son appétit sexuel immodéré (qui la consumait tant qu’elle en vient à se laisser abuser aveuglément par un démon) en un acte d’érotisme sacrificiel et purificateur qui n’est pas sans rappeler les cultes égyptiens auxquels Von Franz l’associe en la comparant à une « prêtresse d’Isis ».

https://www.innertraditions.com/books/sacred-sexuality-in-ancient-egypt

https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/culture-africaine/egypte-ancienne-les-pretresses-entre-erotisme-et-religion_3054031.html


On notera une différence majeure entre les personnages d’Amleth et Ellen :

Le premier connaît très tôt une initiation qui lui révèle sa part d’ombre et son animalité (du coup il sait très bien en faire usage, son problème est plutôt qu’il ne parvient guère à monter plus haut) tandis que la seconde vient au monde dans une société qui réprime fortement cette part animale et surtout la sexualité. La condamnation de celle-ci, et par extension du désir féminin, est particulièrement extrême au XIXe siècle (grand siècle de l’hystérie) pour diverses raisons, et notamment parce que certaines maladies sexuellement transmissibles commencent à devenir une psychose sociale, d’autant plus qu’on se rend compte qu’elles peuvent se transmettre aux enfants innocents des femmes qui ont « fauté ».

Au moment de devenir femme, dans sa nuisette blanche et virginale, Ellen est donc totalement ignorante de sa part d’ombre, qui relève du domaine du refoulé intégral et la possède d’autant plus facilement. L’histoire nous fait suivre la manière dont elle accroît sa compréhension du mal qui la ronge pour l’intégrer et le mettre au service de quelque chose de plus grand.

Ce faisant, Eggers reste cohérent avec la vision d’Albin Grau, qui faisait du vampire une créature d’inspiration saturnienne, dont la fonction est d’amener à faire face à la mort, aux peurs les plus intimes et aux ténèbres intérieures.




L’alchimie spirituelle de la déesse Isis : la chair et l’esprit


Avec Albin Willem Von Dafoe-Franz, le film fait la part belle à l’alchimie, à laquelle Jung a consacré de nombreux travaux en tant que pratique d’exploration de l’âme. L’alchimie a en effet pu être « externe » et matérielle (travailler les métaux, etc.) mais également interne et spirituelle, ce qui est très connu dans le cas de l’alchimie taoïste :

https://www.academia.edu/38563458/Taoist_Internal_Alchemy_An_Anthology_of_Neidan_Texts


L’alchimie interne occidentale est en réalité fondée sur des principes similaires puisqu’elle aspire aussi à opérer le mariage du Roi et de la Reine, ou encore du Soleil et de la Lune, soit le Yang (principe actif, masculin) et le Yin (principe récepteur, féminin).

https://sophiasmirror.blogspot.com/2013/07/an-alchemical-wedding.html


Les figures alchimiques servent ainsi pour certaines de métaphore à des processus psychologiques, spirituels et mystiques (« notre or n’est pas celui du vulgaire »). C’est justement ce type de travail spirituel que poursuit Von Franz au moment où on vient le déranger dans cette histoire, lui qui cite toutes sortes de divinités païennes tout en se signant régulièrement et en invoquant Dieu et les anges bibliques, bref en articulant ensemble ce qui paraît être opposé.


Von Franz cite bien sûr Hermès, patron de l’alchimie, mais également Isis, qui en est le pendant féminin (voir « Alchimie » de Marie-Louise Von Franz, beaucoup de textes alchimiques antiques lui sont dédiés).


Rappelons qu’Isis n’est pas n’importe quelle divinité féminine, mais bien celle qui devient la « déesse totale » au cours de l’Antiquité : son culte s’étend partout dans le monde hellénistique (les Grecs l’associent à Sophia, la sagesse) puis romain.


Surtout, elle intègre progressivement les caractéristiques des autres déesses partout où elle passe, et son culte à mystère initiatique voit en elle la « femme complète » qui relie l’instinct à l’Esprit ; un hymne antique lui fait ainsi dire :

"Parce que je suis la première et la dernière

Je suis la vénérée et la méprisée

Je suis la prostituée et la sainte

[…]

Respectez-moi toujours

Car je suis la scandaleuse et la magnifique"


Ellen se place ainsi sous son patronage pour explorer toutes ses potentialités et donner un sens plus élevé à sa « nature », qui la travaille sans relâche.

Plutôt que de jouer une pureté pour laquelle elle n'est pas faite et finir dans le refoulement hystérique, ou de sombrer dans la régression animale avec Orlok, elle doit entreprendre de transcender ses pulsions, d’abord pour devenir elle-même une femme plus équilibrée, mais également pour leur donner un sens spirituel (vers lequel elles la poussent en réalité).

Femme plus équilibrée donc car Ellen assumait jusque-là, comme attendu d’elle, la personnalité d’une petite poupée mignonne et inoffensive. Au début du film, alors que le désir la consume de l’intérieur, elle ne parvient plus à l’extérioriser dans un érotisme constructif avec Thomas, et est en train de se murer dans la passivité résignée. Sa charge d’énergie sexuelle n’est pas mise en harmonie avec sa vie mais y dissone complètement.

La scène de confrontation puis de sexe entre les deux époux est le moment où ce « nœud » est dénoué (le sachais-tu ? Isis a donné son nom à l’un des nœuds les plus symboliques de l’histoire des religions, et est également considérée comme l’instigatrice de la « magie des nœuds » où l’on concentre/libère l’énergie en nouant/dénouant, cf. les cheveux d’Ellen et autres détails).

Dans cette scène, Ellen sort enfin du non-dit et du fantasme refoulé pour informer officiellement Thomas qu’elle veut être prise sauvagement. Celui-ci a alors un flash du visage ensanglanté de sa femme, comme si elle venait de régurgiter tout ce sang dont son corps était gorgé, cette libido (non seulement au sens sexuel mais aussi au sens plus large « d’énergie psychique ») qui débordait.

Outre un équilibre personnel retrouvé, Ellen va ensuite user de cette sexualité de manière héroïque.




L’ombre de Salomon


Notons d’abord qu’une autre figure spirituelle majeure semble être présente en creux dans le Nosferatu d’Eggers : le Roi Salomon. D’abord dans la référence aux Solomonari du folklore roumain, sorciers souvent associés aux strigoi ou vampires et ainsi nommés car, au fil des siècles, Salomon est devenu le sorcier et magicien par excellence dans l’inconscient collectif, suite à la diffusion de nombreux livres apocryphes (Les clavicules de Salomon, etc.).


Salomon est également fortement lié à Isis-Sophia pour certaines traditions ésotériques ; le « Livre de la sagesse de Salomon » fait ainsi grand cas de la déesse :

https://www.cambridge.org/core/journals/harvard-theological-review/article/abs/isis-and-sophia-in-the-book-of-wisdom/879418FEB1E6D36AB4055A30B5311813


Surtout, Salomon est relié au nœud thématique du film, qui est le rapport entre sagesse (connaissance de soi, acceptation de son destin, préparation à la mort, salut de l’âme) et plaisir charnel.


Il est en effet le plus sage des rois, mais est également sacrément porté sur la chose (700 épouses et 300 concubines tout de même), ce qui ne fut pas sans poser quelques problèmes aux commentateurs bibliques, d’autant plus qu’il est également accusé d’être tombé dans le paganisme suite à l’influence de ses compagnes en chair.


D’après de nombreuses traditions médiévales, Salomon est ainsi une figure « problématique », isolée du Paradis et figée dans l’attente, en un château éthéré où certains pèlerins échouent parfois (un article intéressant de Marc Bloch sur le sujet a récemment été édité).

https://presses.univ-lyon2.fr/product/show/9782729714413/la-vie-doutretombe-du-roi-salomon


De là à penser que notre bon Orlok, maître des arts occultes et baiseur infatigable en sa noire forteresse, serait un ersatz de Salomon qui aurait vraiment mal tourné, il n’y a qu’un bien petit pas.


Notons d’ailleurs que nombreuses analyses symboliques font résonner la rencontre du Roi Salomon et de la Reine de Saba avec le thème alchimique du Soleil et de la Lune, des noces mystiques, suivant diverses grilles d’interprétation.


Sans y être nullement identique ou même strictement symétrique, la relation Orlok/Ellen s’inscrit donc dans un continuum sémantique semblable, quelque chose comme un mariage des contraires quelque peu pathologique, mais qui doit néanmoins être mené à bien pour remédier à une crise majeure.


Pour tout ce qui est du rapport à l'occultisme XIXe, très inspiré par la figure de Salomon, voir notamment ce post reddit très intéressant :

https://www.reddit.com/r/roberteggers/comments/1hvb1lo/some_of_the_references_and_symbolism_i_picked_up/



Zalmoxis ou la fausse immortalité

Dans le film d’Eggers, le symbole occulte associé à Orlok est un heptagramme inversé où une suite de caractères cyrilliques dessine le mot « Zalmoxis ». Le sujet n’est pas développé explicitement mais cela fait peut-être partie de ce qui a été coupé au montage et reviendra dans la version longue.

https://www.reddit.com/r/roberteggers/comments/1h96uux/some_findings_regarding_the_orlok_sigil/?tl=fr


Zalmoxis est une divinité thrace et dace (Orlok parle en dace ancien dans le film), éminemment mystérieuse, qui a notamment été remise au goût du jour par les travaux de Mircea Eliade : considéré comme l’un des plus grands représentants de la « sagesse barbare », son culte faisait la part belle aux moyens d’obtenir l’immortalité :

https://www.lesetudesclassiques.be/index.php/lec/article/viewFile/112/106


D’après certaines sources, les sacrifices humains qui lui étaient adressés étaient par ailleurs des empalements. Notre vampirique intrigue rejoint ainsi la très longue histoire roumaine et Vlad Tepes en passant.


Ici moins encore qu’ailleurs, je ne saurais prétendre appréhender exhaustivement ce que représente cette figure. L’un des points qui me semblent les plus intéressants est que Zalmoxis est tellement mystérieux pour les auteurs grecs qu’ils le décrivent parfois comme un dieu, parfois comme un « daimon » (esprit intermédiaire) ou parfois encore comme un homme de chair et d’os.


Dans le Charmide par exemple, Platon place dans la bouche de Socrate une évocation du « roi Thrace Zalmoxis que l’on dit capable de conférer l’immortalité, mais qui est aussi considéré comme un dieu ».


On est donc face à une figure ambiguë, qui pourrait pourquoi pas être considérée, dans le cadre de ce film, comme un transgresseur, peut-être un faux prophète (l’initiateur du vampirisme ?) incarnant quelque chose de contre-nature, à l’image de l’immortalité animale et régressive d’Orlok. Ça reste une hypothèse.


Notons aussi que Zalmoxis a été décrit comme une divinité chtonienne, et peut donc être envisagé comme une force dionysiaque qui conduit à l’irruption du chaos dans un monde très apollinien et ordonné tel que celui du XIXe siècle européen, industriel et rationaliste.

Pour finir sur le symbole d’Orlok, l’heptagramme semble avoir été utilisé comme un sceau permettant de repousser le Mal et représente aussi les sept jours de la Création dans la tradition chrétienne : son inversion ne surprend donc pas chez le vampire.


Enfin, l’heptagramme d’Orlok est intégré dans une variation de l’Ouroboros : au lieu d’un serpent qui se dévore la queue, ce sont deux loups qui s’entre-dévorent. De manière encore une fois hypothétique, on peut y voir un éloignement du symbole classique (cyclicité de l’univers, renouveau, etc.) ou en tout cas une emphase sur l’interprétation négative qui peut en être faite, soit l’idée d’une Nature insensée et stagnante dont les créatures s’entredévorent sans fin, sans nulle perspective d’élévation. Là où l’homme doit jongler entre sa part animale et sa part spirituelle, la magie noire de Zalmoxis le ferait intégralement régresser dans la première, au détriment de la santé de son âme.


Le serpent à tête de loup fait également référence au draco, dragon qui servait d’étendard pour les armées daces :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Draco_(histoire)


Ledit draco est par ailleurs lié au balaur, dragon roumain qui s’en prend préférentiellement aux jeunes femmes et qui serait la monture des solomonari, leur permettant notamment de contrôler les éléments.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Balaur_(cr%C3%A9ature)


Et le vampirique Ourobouros est ainsi bouclé.




La peste et l’ombre collective


La saga Nosferatu insiste, dès 1922, pour articuler de manière approfondie l’action du vampire à l’éruption d’une épidémie de peste véhiculée par des hordes de rats. Cette association appuyée avec la maladie est directement tirée du folklore (Albin Grau l’a étudié sous différents aspects) et apporte une tonalité symbolique spécifique, qui conduit à ne plus voir le vampire seulement comme un « loup solitaire », mais également comme un problème collectif.


La peste est en effet le symbole par excellence du « fléau de Dieu », qui vient sanctionner les fautes d’une société pécheresse : elle détruit l’ordre établi et toute la fabrique du sens social pour conduire, au mieux, à repartir sur des bases saines.


Chez Eggers aussi donc, outre le salut d’Ellen, c’est le salut de sa société toute entière qui se joue, au travers de la notion d’inconscient collectif chère à Jung. C’est sur ce point (en plus du rapport à la sexualité et à la religion) que celui-ci rompt avec Freud, car il ne considère pas « l’inconscient » seulement comme une déchetterie psychique individuelle (tout ce qu’on refoule). En plus de l’inconscient personnel, chacun est, selon Jung, interconnecté aux diverses strates de l’inconscient collectif (d’abord familiales, puis culturelles et enfin, au plus profond, instinctives).


Le rat est évidemment un symbole privilégié de l’inconscient collectif : il suit l’homme comme son ombre depuis l’aube des temps, grouille par milliers sous ses pieds, apporte des maladies qui le rongent de l’intérieur, etc. Son irruption à la surface signale que l’ordre du monde est profondément bouleversé, tant à l’extérieur qu’au cœur même des âmes.


Le lien de tout cela avec le parcours d’Ellen c’est que le mal qui affecte la jeune fille est en réalité celui qui touche Wisborg dans son intégralité (et plus largement la société européenne d’alors) : avoir radicalement coupé l’instinct de l’esprit, la transcendance de l’élan vital qui doit toujours la nourrir. C’est suggéré par le fait qu’Ellen a été élevée par son père seul (éducation unilatérale), mais surtout par la nature du couple Harding, incarnant la schizophrénie de leur société.

Friedrich est du côté de l’instinct (préservation, prolifération, etc.) fût-il rationalisé, socialisé et raffiné : il est décrit comme un « bouc en rut », pense lignage et possessions, est extrêmement rationnel (au sens terre à terre) et n’a guère d’attache autre que sociale-moutonnière avec la religion. L’idée d’un monde invisible concret lui est absolument inconcevable, et son côté instinctif n’est donc pas mis en perspective avec une dimension spirituelle.

Anna est à l’autre extrême du spectre, elle est très religieuse mais de manière rigide et dogmatique : elle réprouve tout ce qui a trait à l’instinct et développe un idéal de pureté supposé bannir le Mal loin d’elle (elle s’offusque que son mari veuille l’embrasser « en public », en fait sur une plage déserte, dit à ses enfants de « ne pas jouer avec la saleté », etc.).

Unissant leurs unidimensionnalités et échouant à communier en profondeur au cours du film (à l’inverse d’Ellen et Thomas), Friedrich et Anna ne sont certainement pas méchants mais en tout cas incomplets, incapables de saisir une part essentielle de la condition humaine : le rapport direct (pas à travers un dogme trop figé qui sert de filtre) au monde invisible (qu’on le considère comme surnaturel ou psychologique) où le Mal rampe silencieusement avant de jaillir brutalement.

Privés d’accès aux énergies circulant dans cet espace, ils ne sont que des marionnettes subissant passivement leur influence. Von Franz, habitué à scruter l’entièreté de son âme suivant la tradition alchimique, insiste au contraire sur l’attention à porter au Mal en soi pour éviter de le voir proliférer et exploser.

Ellen va pour sa part apporter la « rédemption » à cette société car, dotée de grands pouvoirs occultes (et à grands pouvoirs grandes responsabilités comme dirait l’autre), elle accepte le stigmate de la chair et la visite du vampire, non pas pour s’y abandonner mais pour l’extirper des ténèbres où il prospère et ainsi neutraliser son potentiel de nuisance.

Sacrifice éminemment spirituel au premier degré du récit (sa faiblesse du côté de la chair la prédestinait à attirer et détruire l’une pires incarnations du Mal foulant la surface de la Terre) mais également au sens psychologique, puisqu’elle anéantit la figure qui concentre toutes les angoisses de sa société dans l’inconscient collectif, en la plaçant face à la lumière de la conscience (symbole du soleil associé à Von Franz qui se réfléchit dans le miroir, etc.).

Voilà pour ce petit essai de cartographie qui laisse encore bien des choses à explorer, il n’y a de toute manière pas d’interprétation unique mais un ensemble de réseaux symboliques convergents qui dessinent un continuum sémantique cohérent et ouvert à l’interprétation, c’est ça qu’est bon.


Quoi qu’il en soit, je pense pouvoir dire qu’Eggers rend l’hommage cinématographique le plus cohérent et appuyé au folklore (à la fois universel mais aussi plus spécifiquement roumain) qui a modelé la figure du vampire. Il le fait tout en développant certains axes thématiques du Nosferatu originel et creusant ainsi les rapports que cette figure entretient avec les profondeurs de l’âme humaine, et donc les raisons pour lesquelles elle s’est mise à fasciner l’inconscient collectif dans l’Occident scientifique, industriel et apollinien du XIXe siècle.



SombreRascasse
10
Écrit par

Créée

le 8 janv. 2025

Modifiée

le 8 janv. 2025

Critique lue 8 fois

1 j'aime

SombreRascasse

Écrit par

Critique lue 8 fois

1

D'autres avis sur Nosferatu

Nosferatu
GuilhemEvin
5

Est-ce que sucer ça ne serait pas nous tromper ?

Après l’échec commercial de The Northman, censé incarner “le Gladiator de la nouvelle génération”, Robert Eggers était prévenu, son cinéma austère et ampoulé allait devoir puiser dans la folie du...

le 22 déc. 2024

45 j'aime

11

Nosferatu
Yoshii
6

L'Exorcisme De Lily-Rose

Alors qu'il semblait définitivement libéré de son immortalité putride, et disparu à jamais, le comte Orlok alias Nosferatu, frétille de nouveau devant la caméra du proclamé nouveau génie du film...

le 28 déc. 2024

34 j'aime

6

Nosferatu
Kas_Citronné
5

En trois mots

Nosferatu en trois mots :- Bavard - Monstrueux - Réducteur Il y a quelques années, en tant que grande amatrice de films d'horreur, je suis tombée sous le charme de The Witch de Robert Eggers, un film...

le 25 déc. 2024

31 j'aime

6

Du même critique

Star Wars - Les Derniers Jedi
SombreRascasse
2

Farce grotesque, négatrice de sa propre mythologie (spoilers)

« De toutes les raisons de mon scepticisme devant cette habitude moderne de tenir les yeux fixés sur l'avenir, il n'est pas de plus forte que celle-ci : tous les hommes qui, dans l'histoire, ont eu...

le 15 déc. 2017

56 j'aime

12

1917
SombreRascasse
5

Excusez-moi, je suis supposé m’impliquer ?

Attention, ici on divulgâche. Malgré des intentions louables et un ensemble de qualités réelles, 1917 apparaît en définitive comme un exercice d’une artificialité rare, qu’on ne pourra apprécier...

le 19 janv. 2020

33 j'aime

2

Blade Runner 2049
SombreRascasse
3

Catalogue thématique élégant, creux et prétentieux

Blade Runner 2049 est une belle œuvre cinématographique, mais Seigneur qu'est-ce qu'il est inutilement pompeux et lent, c'en est un pur supplice. Si l'on a pas la chance d'être fasciné par la SF ou...

le 26 oct. 2017

22 j'aime

4